2025, l'année des clowns et de la médiocrité ?
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La stratégie de la médiocrité et du grotesque (et des idées pour en sortir)
J’essaie de limiter mon temps sur les réseaux sociaux, mais il m’arrive encore de sombrer dans ces abysses numériques savamment conçus pour happer l’attention.
Moi qui aime l’apnée sous-marine, je ne ressors jamais déçu de ces immersions.
Lors de ma dernière descente, un phénomène troublant m’a interpellé : la prolifération de ce que l’on pourrait appeler la mise en scène de la médiocrité.
Il ne s’agit pas ici de critiquer un manque de talent ou d’imagination de certains créateurs, mais plutôt de souligner une stratégie bien plus cynique, celle qui produit la nullité à dessin.
Le médiocre peut prendre des formes diverses et variées. Si on ne peut pas en faire une liste exhaustive, on sait très bien quand on lui fait face. Je ne donnerai ici qu’un seul exemple assez parlant : filmer et exposer sur Instagram la préparation de poissons panés bouillis à l’eau - et oui on en est là.
La recette choque, fait rire, ou dégoûte, mais surtout, Graal des temps modernes, elle engage.
Et c’est là que réside la mécanique perverse du médiocre. Les interactions (commentaires, partages, etc.) ne visent pas à célébrer ce contenu, mais à le condamner. "Regarde comme cette recette est débile" - et nous partageons à nos proches dans une sorte de gargarisme intellectuel.
Il faut croire que ces réactions ne sont pas un problème pour les créateurs, elles sont même l’objectif.
Rendons leur un petit hommage. La médiocrité, dans ce contexte, n’est pas produite par un esprit médiocre, mais par un esprit manipulateur… et c’est très efficace !
Fort de ce succès, le médiocre est devenu une stratégie de contenu qui s’expose partout sur les réseaux, mais aussi… en politique.
Son but : saturer l’espace médiatique pour éviter de parler des sujets importants.
Dans cet essai, je vous propose de mettre à jour cette mécanique pour moins la subir.
Je vous suggère aussi une stratégie de lutte pour appendre à rire du grotesque et du médiocre en les remettant à leur place.
Car, au fond, la seule fonction des clowns est de nous faire rire. Alors rions !
Let’s dig in!
Kevin
Pourquoi la médiocrité fonctionne sur les réseaux ?
Le médiocre flatte notre ego en nous confrontant à ce qu’il y a de pire. En regardant une absurdité grotesque, on ressent une satisfaction discrète : "Au moins, je suis au-dessus de ça." La médiocrité devient ainsi un miroir inversé, un exutoire qui rassure, tout en offrant l’illusion d’une élévation intellectuelle.
En d’autres termes, le médiocre exploite un levier puissant : il nourrit notre ego en créant une comparaison flatteuse par le bas.
Et les plateformes, bien sûr, amplifient cette dynamique. Elles n’ont aucun intérêt à promouvoir l’excellence, coûteuse à produire et rare à trouver, quand le médiocre génère plus de clics, de commentaires et de profits.
L’excellence n’est pas à la portée de tous, mais le pire l’est, et il est beaucoup plus rémunérateur.
Alors pourquoi se fatiguer à produire du bon contenu ?
La médiocrité et le grotesque comme stratégie politique
Ce phénomène de bombardement de l’attention par du contenu absurde ne se limite pas aux réseaux sociaux. En politique, cette stratégie devient une arme redoutable.
Lancer une énormité occupe l’espace médiatique de façon bien plus efficace qu’un discours réfléchi et nuancé. C’est rapide, peu coûteux à mettre en place, et terriblement efficace (un peu comme filmer des poissons panés bouillis à l’eau).
Prenons un scénario totalement fictif où le dirigeant de la première puissance mondiale évoquerait la fusion des États-Unis et du Canada ou proposerait d’acheter un territoire européen.
Des idées absurdes et grotesques, je vous le concède, mais qui feraient la une, relégueraient les discussions sérieuses au second plan et imposeraient son auteur au centre du débat. Heureusement, on n’en est pas encore là ! 🤡
Là aussi, il ne faudrait pas se tromper, le grotesque est utilisé tout à fait consciemment.
C’est même une stratégie de conquête du pouvoir que le philosophe Jean-Louis Vullierme appelle le pagliacisme (de pagliaccio, le clown en italien), inspiré du théâtre italien du XVIe siècle.
Le pagliacisme est défini comme une forme d’idiocratie consistant à porter systématiquement au pouvoir les personnes les plus incompétentes, sous l’égide d’un matamore, personnage de la commedia del arte, se vantant d’exploits impossibles.
Dans ce spectacle de clowns, le matamore exhibe donc volontairement et sans honte des attitudes grotesques et médiocres pour se targuer d’être le détenteur d’une forme de pouvoir suprême qui le place au-dessus de tout jugement moral.
“Voyez comme je me fou du regard de l’autre, je suis libre” - semble-t-il nous dire, comme pour nous convaincre de son authenticité. (Stratégie assez proche d’un autre animal moderne déjà décortiqué une édition précédente : le loup de LinkedIn.)
Le matamore exhibe fièrement ses attitudes médiocres, rejetant la logique et la morale des classes dirigeantes, dont il fait pourtant bien partie.
Son discours repose sur la force brute : ignorer les faits, dénigrer la science, et qualifier toute opposition de mensongère ou conspiratrice.
Le pagliacisme donne naissance à une société où le grotesque triomphe.
Comprenez, les faits importent peu. Il suffit de mobiliser l’attention comme un bon clown qui capte l’auditoire. Le pouvoir est entre les mains de celui qui sait attirer les regards.
Alors comment s’en sortir ?
Détruire tous vos écrans au fusil à pompe est une première solution.
Mais c’est aussi coûteux en matériel, et cela risque de vous attirer des ennuis avec le voisinage…
Pour être un peu plus sérieux, je ne serais jamais dans le camp de ceux qui revendiquent la coupure totale. Il me semble que c’est une forme de fuite et de renoncement.
Au contraire, je crois qu’il faut oser combattre les matamores et leurs sbires en récupérant un bout de la scène.
La stratégie du sage fou : l’exemple de Stańczyk
Peut-être devrions-nous prendre exemple sur les sages fous, ces figures de malice et de clairvoyance.
Stańczyk (prononcez Stansik), le personnage représenté dans le tableau ci-dessus, était le bouffon de la cour lorsque la Pologne était au sommet de sa puissance politique, économique et culturelle (autour du 16e siècle). Il demeure aujourd’hui un symbole important pour les Polonais.
Dans cette représentation, alors que la cour de la Reine Bona continue de faire la fête au second plan à droite, il est le seul à saisir la gravité de la nouvelle qu’il vient d’apprendre : l’armée russe vient de reprendre Smolensk, une ville stratégique (c’est la lettre sur la table).
Stańczyk représente la distraction et l’amusement. Mais derrière son masque de clown se cachait un homme éloquent, spirituel, et doté d’une vision très pointue. Par la satire, il commentait les actualités de son pays, souvent plus efficacement que les conseillers officiels.
Il pointait les absurdités et les failles de son époque, non pas en s’y opposant frontalement, mais en jouant avec elles, en les ridiculisant.
Le sage fou est celui qui sait détourner les règles du jeu pour mieux les exposer.
Nous aussi, nous pouvons devenir des Stańczyk modernes : reprendre un bout de la scène, cultiver une posture de recul et d’ironie face à la médiocrité ambiante.
Dénoncer sans hurler, éclairer par le rire, et exposer le grotesque par la satire. Une forme de résistance malicieuse et… drôlement efficace.
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Kevin
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Merci pour ce décryptage avisé. Tu as mis des mots sur mon ressenti, cela me torture cette époque qui tend vers le grossier et je vais tâcher d’avoir plus de recul et d’adopter ton mode de pensée sage (et non moins fou !)
Belle édition !!