Le secret oublié des démocraties, et d'autres choses
Le Bateleur #33 [Édition gratuite de juin] - Tous les vendredis, des idées pour penser, inventer et se réinventer.
Édito : Parlons du politique !
mais pas de politique. Et vous allez comprendre la nuance...
D’abord, parce que mes analyses politiques ne sont pas si pertinentes et ne méritent pas publication.
Mais aussi, parce que je suis persuadé que nous sommes déjà ici un petit cercle de convaincus, et que ça n’aurait donc aucun effet.
Au milieu de cette tempête politique, ces fameuses bulles d’opinion n’ont jamais été si robustes et opaques. Chacun s’enferme dans son camp et les remparts semblent de plus en plus infranchissables.
D’ailleurs, un signe ne trompe pas : les intentions de vote n’ont quasiment pas évolué depuis un mois, signe que personne ne s’écoute ni se convainc vraiment.
Alors, plutôt que de s’indigner en petit comité, je vous propose aujourd’hui de penser la (re)construction nécéssaire d’un débat démocratique apaisé et fécond.
Vaste programme qui passe d’abord par redonner une plus grande place à ce qu’on appelle LE politique, et pas seulement LA politique. La différence est de taille.
Dans une tribune publiée en 2015, Francis Wolff, philosophe et professeur à l’ENS distingue les deux termes :
« Le » politique, ce sont les conditions du vivre ensemble. « La » politique, ce sont les stratégies de la conquête et de l’exercice du pouvoir. Tout les oppose.
La politique, c’est l’affaire de stratégies collectives ou de tactiques individuelles, l’empire des « eux » ou le royaume des « je ».
« Le » politique, c’est l’affirmation de l’existence d’un « nous » (« nous le peuple »), au-delà des communautés familiales, régionales, religieuses, au-delà des identités de genre ou d’origine, et en deçà de la communauté humaine en général.
Francis Wolff
En vous parlant aujourd’hui du politique, je veux donc parler de ce qui fait société, de ce qui fait que l’on peut cohabiter ensemble et rêver d’un avenir commun.
Bref, parler de ce qui peut rassembler plutôt que ce qui divise, en ayant conscience des efforts que cela exige de chacun.
Pour poser la première brique de cette tâche ambitieuse, mais ô combien nécessaire, je vous propose d’aller déterrer un concept fécond oublié qui nous vient des inventeurs même de la démocratie : l’otium.
Let’s dig in!
Kevin
Pourquoi il faut urgemment réveiller l’otium du peuple
… De la nécessité de remettre le loisir fécond au centre de l’individu et de la démocratie.*
*ok, ce sous-titre ressemble à un slogan de parti politique, mais vous allez voir c’est intéressant.
En préambule, je me dois de vous présenter l’excellent Otium du peuple, livre publié début 2024 par Jean-Miguel Pire, qui a fait naître le désir d’écrire cet article.
Je vais largement le citer ici donc rendons aux romains ce qui aux romains - ça tombe bien car le concept du jour est latin (mais né chez les Grecs, on va en parler).
Le divertissement est notre opium moderne
Pour bien comprendre le concept de l’otium (avec un t), il faut commencer par s’arrêter sur le choix du titre du livre de Jean-Miguel Pire : L’Otium du peuple.
C’est évidemment une référence à l’opium du peuple (avec un p), expression que Karl Marx utilisait pour parler des religions qui, selon lui, jouaient le rôle d’un puissant narcotique réconfortant qui permettaient aux classes ouvrières de supporter les souffrances du quotidien.
Pour Marx, cette drogue idéologique était distillée par les classes supérieures dominantes. Un instrument de contrôle des masses qui permettait à la classe ouvrière de rêver d’un autre monde… sans arrêter de travailler ni faire la révolution.
Je crois qu’à travers ce titre, Jean-Miguel Pire nous invite à nous poser la question de ce que serait aujourd’hui notre opium à nous.
Il me semble qu’il prend toutes les allures de ce qu’on appelle la société du divertissement total et permanent.
Et je vais citer ici Aldous Huxley, auteur du Meilleur des Mondes, qui dresse dans ces lignes un parallèle entre l’approche marxiste de la religion et le divertissement moderne. En parlant de la religion et du divertissement, il écrit :
Les deux sont des distractions et, s’ils sont vécus de manière trop continue, ils peuvent devenir, selon l’expression de Marx, « l’opium du peuple » et donc une menace pour la liberté.
Seuls les vigilants peuvent préserver leurs libertés (…) et espérer se gouverner efficacement par des procédures démocratiques.
Aldous Huxley - Brave New World Revisited (1958)
L’otium est le temps que l’on s’offre à penser à soi et au monde
L’otium est à la fois assez proche et totalement éloigné de cette conception moderne du divertissement et du loisir.
Proche, dans un sens, car l’otium désigne, à la base, le temps de repos des soldats/agriculteurs de l’empire romain qui, une fois la guerre et les moissons terminées, ne savaient pas comment occuper leurs journées.
De ce temps libre là, est né le désir d’améliorer la conscience de soi et du monde : l’otium.
L’otium est loisir, mais il n’est pas temps mort
L’otium n’est pas simplement un temps de relâchement, d'oisiveté ou de flânerie.
Il est ce qu’on pourrait appeler le loisir fécond et studieux, un temps que l'on consacre à s'améliorer soi-même, à progresser pour accéder à une compréhension du monde plus grande.
Il s'agit de donner un sens à l'existence, en laissant libre cours à sa curiosité, au seul plaisir de connaître et de comprendre.
Jean-Miguel Pire
Il ne sert aucun but, si ce n’est celui de s’élever et de s’améliorer en tant qu’individu.
Une exploration complètement désintéressée qui le classerait dans la catégorie des activités dites “inutiles” de nos jours.
D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si ce mot-là n’a pas vraiment de traduction dans notre langue moderne, c’est peut-être parce qu’il a simplement disparu de notre conception du monde.
Ce que nous appelons aujourd’hui “loisir” est tout ce qui se regroupe derrière l’idée d’un plaisir immédiat, à consommer. Un temps pour s’échapper de soi et de ses problèmes du quotidien. Un loisir-opium si l’on reprend l’analogie.
À l’inverse, le loisir-otium évoque tout ce qui permet de se recentrer sur soi, de se retrouver et de se connaître.
C’est un temps libre épanouissant, qui n’est pas une forme passive d’inaction, mais au contraire, demande un certain effort intellectuel de questionnement et d’ouverture sur le monde.
(Pour traduire “otium”) - le terme de loisir nous égare un peu, car il renvoie au plaisir, alors que les Grecs et les Romains l'associent à une ascèse, à une quête exigeante qui nécessite une discipline, un examen de soi et une tempérance des passions.
C'est une quête contraignante dans laquelle on ne peut se livrer sans un engagement personnel très fort.
Jean-Miguel Pire
Un glissement progressif de l’essentiel vers l’accessoire
Il reste quand même quelques traces de ce terme dans notre langue moderne, notamment dans le terme “négoce” : ce que l’on appellerait le business, les affaires aujourd’hui.
Négoce vient de nec-otium, la négation de l’otium, ce qui n’est pas l’otium.
C’est-à-dire que l’on appelait le temps consacré à marchander, à faire des affaires, “le temps qui n’est pas consacré à penser à soi et au monde”.
Intéressant de voir que l’otium avait donc une place centrale qui prenait le pas sur la notion de commerce et d’enrichissement matériel.
Intéressant aussi d’observer le renversement sémantique dans notre vocabulaire moderne. Le loisir est devenu le “temps-off”, le temps qui n’est pas le temps de travail.
Le loisir est devenu le nec-negoce, ce qui n’est pas le business, alors que le négoce était à la base, tout ce qui n’est pas le temps de réflexion...
L’otium était au centre de la démocratie grecque
Le concept d'otium, s’il a été popularisé sous l’Empire romain, est né pendant la Grèce antique. On l’appelait la skholè.
Pour les Grecs, la skhôlè est le temps libre dans lequel se construit la capacité à argumenter, l’esprit critique, la capacité de jugement…
Bref, c’est le creuset qui a permis de créer le concept même de Citoyens capables de décider de leur avenir. C’est tout simplement l’idée fondatrice de la démocratie !
Pierre Bourdieu, sociologue français du XXe, ajoutera cette définition que je trouve éclairante dans son livre méditations pascaliennes (1997) :
(la skhôlè est) un temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde
Pierre Bourdieu
Il faudrait aujourd’hui s’interroger :
Quelle place laissons-nous à l’otium, à la skhôlè dans notre modernité qui chasse désespérément tous les temps libres qu’elle considère comme des temps morts ?
Quel temps prenons-nous pour nous libérer des urgences du monde, pour s’explorer soi-même et le monde afin de construire une capacité de jugement éclairé ?
Il est toujours bon de nuancer un peu le portait idyllique de la Grèce antique dans laquelle la skhôlè n’était réservée qu’aux "citoyens", c’est-à-dire pas aux esclaves, ni aux femmes, ni aux étrangers…
👁️🗨️ Ce que je retiens de tout ça
Si l’on veut construire un avenir commun désirable, encore faut-il que chacun prenne le temps de réfléchir à soi-même et au monde. C’est dans ce temps de loisir fécond, l’otium, que peut fleurir les conditions du vivre ensemble.
On me reprochera sûrement d’en rester au stade de la démonstration intellectuelle. Cette question de l’otium soulève de nombreux enjeux pratiques dont il faudrait se saisir : comment faire revivre l’otium à l’école, dans la société civile ?
À mon niveau, j’ai envie que le Bateleur devienne un espace d’épanouissement de l’otium collectif.
Et je dois dire qu’en découvrant ce concept, j’ai hésité à renommer tout le projet, tellement je m’identifie à cette mission humaniste : explorer la connaissance de soi et du monde pour devenir un meilleur citoyen.
💬 Et vous, que vous inspire cette notion d’otium ? Comment pensez-vous que l’on puisse faire revire l’otium au niveau individuel et collectif ? À vos commentaires !
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Les anciennes éditions gratuites à (re)découvrir
📗 Edition #22 - Longue vie à l'inutile (en complément du sujet)
📘 Edition #30 - Il faut qu’on parle de mon prénom
📕 Edition #26 - Édition spéciale : virus de printemps et fuite d'eau
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Un monde nouveau, On en rêvait tous
Mais que savions nous faire de nos mains ?
Zéro, Attraper le bluetooth
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Se prendre dans les bras
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Feu! Chatterton - Monde Nouveau
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J'aime beaucoup cette conception de l'otium. Latiniste et helléniste de formation, je n'avais jamais vraiment creusé la question, ni fait le rapprochement avec la skholè. Tu fais bien de rappeler, que ces temps constituaient le privilège des citoyens libres, qui en bénéficiaient grâce aux esclaves.
La réflexion sur soi et le monde demandent du recul, du courage et de la lucidité et sont indispensables pour moi.
Lire Le Bateleur est pour moi un otium, tout comme lire le journal, faire une séance de Pilâtes ou une marche. Je cultive ces moments de temps pour lâcher prise, poser mon esprit, m'instruire.
Latiniste passionnée de la 4ème à la Terminale j'avais oublié cette notion d'otium. Merci Kevin pour cette édition.