Longue vie à l'inutile, prose apocalyptique et d'autres choses
Le Bateleur #22 [Édition gratuite de mars] - Tous les vendredis, des idées pour penser, inventer et se réinventer.
Édito : Les Conquérants de l’inutile
Voilà le très beau titre d’un livre autobiographique écrit par Lionel Terray, un grand alpiniste français, sorti en 1961.
C’est une réponse aux critiques de son père qui ne comprenait pas qu’il passe autant de temps à grimper sur des montagnes où l’on ne trouve «
même pas un billet de 100 francs au sommet.»
Pour Terray, la montagne tout entière est une ode aux jeux gratuits, aux choses inutiles de la vie.
Dans les pas de ce pionnier de l’inutile, je vous propose de partir explorer aujourd’hui les monts de la futilité et de la flânerie. Avec l’idée que peut-être, au bout du chemin, on trouve quelque chose de bien plus utile… que l’utile !
Let’s dig in!
Kevin
🛫 Long courrier : Prenez le temps de ne rien faire (et arrêtez de culpabiliser)
Une démonstration qui va vous donner envie de lever le pied… et de poser tous vos jours de congé au mois de mai.
La chasse au temps mort est ouverte
En faisant une recherche un peu naïve autour du sujet du jour, je suis tombé sur cet article de la très sérieuse Harvard business review.
S’il fallait un jour enterrer la notion même de flânerie, ce passage ferait une excellente épitaphe. Jugez plutôt.
Gérer le problème du «temps mort»
78 % des travailleurs ont déclaré avoir des « temps morts » au moins une fois par semaine, et 22 % tous les jours. Outre le fait que les salariés sont alors payés à ne rien faire, cette situation pose un autre problème pour les managers : elle pousse les salariés à travailler volontairement plus lentement.
Il est probable que les managers ne soient pas conscients de la véritable ampleur des temps morts, car c’est dans l’intérêt des salariés de les dissimuler.
- Extrait d'un article d'Harvard Business review
J’ai toussé très fort dans mon café.
L’article, modifié en 2021, dit tellement de choses sur notre relation toxique au travail, au temps, à la productivité. Ou plutôt il ne les dit pas, il les distille entre les lignes, ce qui renforce encore plus le propos.
Le premier postulat qu’il suggère : le temps mort est un problème, et il faut le résoudre.
C’est-à-dire que l’absence d’occupation permanente pour un salarié est un problème. Le bon employé est celui qui fait tout le temps quelque chose, même s’il colle des timbres sur des enveloppes.
Voilà qui nous dit pas mal de choses sur cette guerre secrète menée contre le temps mort, contre le temps futile et inutile. Un temps pendant lequel les employés pourraient songer à changer de travail, à changer de vie, ou pire… à se syndiquer.
Confusion entre être occupé et être productif
Cal Newport est l’auteur de Slow productivity, The Lost Art of Accomplishment Without Burnout.
Je suis tombé récemment sur une interview dans laquelle il présente deux notions que j’ai trouvé assez éclairantes pour la suite : la pseudo-productivité et le rythme de travail naturel (et vous allez comprendre comment elles sont liées).
À la base, la productivité est une notion agricole pour calculer le rendement des terres. Puis l’économie industrielle est arrivée, et on a utilisé la même méthode pour déterminer le rendement des usines. Plutôt logique.
Quand l’économie de la connaissance a débarqué, on s’est dit… pourquoi ne pas calculer la productivité de la même manière ? Sauf que l’on ne mesure plus des patates et des voitures, mais des services et de l’immatériel. Et là, c’est le drame.
Comment calculer la productivité d’un avocat, d’un écrivain ou d’un commercial qui vend des assurances ?
Progressivement, on a donc remplacé la notion de productivité par la notion de taux d’occupation. Avec cette logique en tête : être occupé, c’est plus ou moins être productif.
Ce basculement a entraîné l’émergence de la pseudo-productivité, l’art d’avoir l’air d’être occupé tout le temps pour être considéré comme productif. Et avec elle, toutes les dérives liées à la sur-sollicitation comme le burn-out.
Ouvrir les portes au rythme de travail naturel
Si être occupé tout le temps ≠ être productif, on se demande alors…
Pourquoi travailler tous les jours le même nombre d’heures, toutes les semaines le même nombre de jours, avec la même intensité ?
Rien ne nous dit que l’on doit :
travailler autant l’après-midi que le matin
travailler autant le vendredi que le lundi
travailler autant en été qu’en hiver
travailler autant cette année que l’année dernière
Si ce n’est le découpage arbitraire du temps de travail en parts égales (là aussi un héritage de l’économie industrielle).
L’intensité que l’on met dans le travail doit pouvoir varier à différentes échelles : pendant la journée, pendant la semaine, au grès des saisons, en fonction des années…
C’est ce qu’on appelle le rythme de travail naturel, un rythme variable par essence.
N’oublions pas que l’effort irrégulier est à la base de notre expérience collective d’espèce.
En tant qu’homo sapiens, nous avons passé 92 % de notre existence d’espèce comme chasseurs-cueilleurs nomades, avec des charges de travail fluctuantes au fil des mois, des saisons, des années… J’en parlais dans l’édition n°2 du Bateleur.
Ce qui est intéressant, c’est que cette idée de rythme de travail naturel n’est pas portée par des anarchistes, mais plutôt par des entrepreneurs américains chevronnés.
Sahil Bloom par exemple, parle souvent de cette alternance de périodes de sprint / repos en opposition à un jogging (prononcez yoging’), c’est-à-dire à un rythme de travail constant tous les jours.
Attention, ce ne sont pas des adeptes du “travailler moins” et encore moins des ambassadeurs de la décroissance (on reste aux USA, faut pas déconner bande de Français communistes).
Mais l’idée derrière reste là même : pour accomplir des choses, il faut s’offrir de véritables temps morts.
Accepter de ne (vraiment) rien faire
Le plus grand adversaire lorsque l’on ne veut rien faire, c’est souvent soi-même.
Être capable de s’autoriser à vagabonder, à rêvasser, sans servir un but, sans être rongé par la culpabilité de l’inaction. Et là aussi, la modernité ne nous aide pas.
La généralisation des services autour du bien-être est une bonne chose en soi, mais ils portent en eux une injonction paradoxale.
Apps de méditations, retraites en forêt… il faut tout le temps faire quelque chose de son temps libre, même si le but recherché… est d’en faire moins.
Si bien que l’on peut parfois tomber dans le piège de l’occupation permanente et de vouloir remplir son calendrier dès qu’on a un petit espace (je ne suis pas le meilleur élève sur le sujet…)
Éloge de l’inutile
À travers cette attaque du temps mort, c’est toute la notion de futilité et d’inutilité que l’on essaie de réduire à néant.
C’est surtout l’illustration du triomphe de l’idéologie utilitariste, l’idée que chaque action menée, chaque savoir appris, doit être utile, servir un but clair et identifié.
Dans un manifeste limpide écrit en 2016, Nuccio Ordine, grand universitaire et humaniste italien, nous mettait déjà en garde contre cette guerre silencieuse menée contre les savoirs inutiles.
Les savoirs jugés inutiles sont là pour rendre l’humanité plus humaine.
Nuccio Ordine
La philosophie, les sciences humaines… mais aussi certaines “sciences dures” (la recherche fondamentale notamment), perdent leurs financements sous prétexte qu’ils ne servent pas la création directe de richesse ou qu’ils ne permettent pas d’applications concrètes.
Et c’est une grave erreur.
Ordine prend l’exemple de l’enseignement du Sanskrit, une langue très ancienne à la base de notre civilisation. Et si l’on découvre un texte fondamental dans 500 ans, mais que plus personne n’est capable de le traduire parce que les cours ne sont plus donnés à l’université faute de budget ?
Il faut savoir préserver l’inutile, le chérir.
Peut-être encore plus à l’heure de l’intelligence artificielle. Parce que la pensée futile, inutile est une des rares choses qui rend encore notre cerveau utile face aux capacités infinies de l’IA.
L'inutile et le superflu sont plus indispensables à l'homme que le nécessaire.
Barjavel
🙋 Sondage : Est-ce que vous avez pris un temps mort pour lire Le Bateleur… ?
Promis, c’est anonyme.
📜 Poème of zeday : comme un air de fin du monde
Un jour, il ne restera plus rien de ces bouches qui maudissent
Rien de ces horizons flous qui jaunissent
Plus rien de nos mères, de nos fils, de mon disque
Il ne restera rien de ces volcans qui vomissent.
Plus un seul écho de l'orage qui tonne
Plus un brin de pollen et plus un gramme de sel
Plus rien de ces copeaux de nuage qui tournent
Quand des golems de béton armé grattent le ciel
Il ne restera rien des étoiles vacillantes
Qui s'avancent vers le centre de ces galaxies évanescentes
Ni temps, ni dimension, ni sens
L'univers deviendra comme avant sa naissance.
Ciel noir.
Si je ne vous donnais pas l’auteur de cette prose, vous auriez trouvé son nom ?
La grande poésie n’est pas que dans les livres, on la trouve aussi dans le rap. Ce texte provient de la plume d’un certain Ken Samaras, dit Nekfeu pour les intimes.
Et en musique, c’est encore mieux.
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🎒 Dans le sac du Bateleur
🎨 Les méthodes de travail de Basquiat (YouTube) : ses deux livres référence, sa vision de l’art, son amitié avec Warhol… et plein de conseils pour créer.
👀 Et si nous avions tout faux sur l'idée du bien-être ? (Substack) : newsletter qui m’a inspiré une partie de l’article du jour (sur l’injonction paradoxale autour du bien-être).
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Merci Kevin très belle édition. Écho et résonance de ce texte prescient de Ionesco :
"Regardez les gens courir affairés, dans les rues. Ils ne regardent ni à droite, ni à gauche, l’air préoccupé, les yeux fixés à terre, comme des chiens. Ils foncent tout droit, mais toujours sans regarder devant eux, car il font le trajet, connu à l’avance, machinalement. Dans toutes les grandes villes du monde c’est pareil. L’homme moderne, universel, c’est l’homme pressé, il n’a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu’une chose puisse ne pas être utile; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c’est l’utile qui peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile, on ne comprend pas l’art; et un pays où l’on ne comprend pas l’art est un pays d’esclaves et de robots, un pays de gens malheureux, de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays sans esprit; où il n’y a pas l’humour, où il n’y a pas le rire, il y a la colère et la haine.”
Eugène Ionesco
S'autoriser des temps morts est un défi pour soi-même mais aussi vis-à-vis des autres.
Dans mon ancienne vie de salariée, je me souviens des discussions du lundi matin à la pause café. J’avais l'impression que j'assistais à une surenchère de week-end hyper actifs. Quand venait mon tour et que je répondais "rien de spécial", je sentais les regards desapprobateurs sur moi.
Et le pire c'est que l'on inflige cela à nos enfants à grand renfort d'activités extra-scolaires ou de sorties le week-end. Alors que les professionnels de l'enfance insistent sur l'importance de laisser aux enfants des plages pour ne rien faire, s'ennuyer.
Laissons donc les autres s'autoriser des temps morts!