Méfiez-vous de ces nouvelles armes d’influence massive
Le Bateleur #37 [Édition gratuite de juillet] - Tous les vendredis, des idées pour explorer la connaissance de soi et du monde. En 7 minutes de lecture - Gif et bande son inclus.
Édito : Le vulgaire est à la mode
« Au lieu de chialer, ferme ta gueule et va faire le prochain… »
En entendant ça, j’ai toussé très fort dans mon flat white à 4€ (+0,50€ pour le lait d’avoine).
Voilà des mots que je n’avais pas l’habitude d’entendre dans la bouche d’un des plus grands dirigeants de fonds d’investissements français. Et encore moins sur un réseau social dit *professionnel*.
Pour ceux qui me connaissent depuis quelques mois déjà, j’ai le sens de l’observation.
C’est d’ailleurs souvent le point de départ de sujets de réflexion qui se retrouvent dans Le Bateleur.
Aujourd’hui, j’ai choisi de m’arrêter sur une nouvelle espèce que je vois prospérer sur les réseaux sociaux : l’homo franc-parlus radicalus.
Comprenez, celles et ceux qui revendiquent un certain franc-parler et n’ont pas peur de dire les choses sans filtre, comme ils les pensent. En tout cas, c’est leur posture et leur revendication.
Une prime au langage très direct et à la radicalité des opinions avec un syllogisme en toile de fond :
Je suis quelqu’un d’entier, donc vous pouvez me faire confiance.
J’écris ce que je veux, car je suis libre, je suis d’ailleurs haï pour ma liberté.
Je suis indépendant d'esprit, donc digne de confiance.
Je ne citerai pas de noms ici, car je n’ai pas envie de me lancer dans des attaques personnelles. Ce n’est pas le genre de la maison, ni le but de cet essai.
J’ai simplement envie que vous appreniez à démasquer leurs discours.
Et puis, je n’ai rien contre eux personnellement. Vraiment !
J’ai toujours pensé qu’en étudiant ceux qui attirent la lumière, on en apprend autant sur eux, que sur le système qui leur accorde de l’attention, c’est-à-dire nous-même.
Car il faut nos paires d’yeux pour faire des impressions, et nos petits doigts agiles pour distribuer des likes et écrire des commentaires.
Dans cette édition, je vous propose donc de décortiquer la rhétorique des nouveaux loups solitaires de LinkedIn pour comprendre et dénouer leurs stratégies.
Le but : être moins manipulé, mieux comprendre le monde. Bref être un peu plus libre… pour de vrai !
Let’s dig in!
Kevin
Le loup solitaire de LinkedIn : radical, rejeté et… dangereux
Pourquoi il faut se méfier du franc-parler et de la posture anti-système de façade ?
Les nouveaux sophistes
Aux premiers jours de la démocratie grecque, Socrate appelait sophistes ceux qui “ne cherchent ni la vérité, ni le bien, ni la justice, mais seulement leur propre gloire en défendant, avec des arguments fallacieux, n’importe quelle opinion”.
Il avait déjà identifié ceux qui manipulent le discours, la rhétorique et les éléments de langage pour faire avancer leurs propres intérêts.
Il ne faudrait pas se perdre dans un procès d’intention : nous sommes tous un peu sophistes. Qui pourrait oser dire qu’il n’a jamais voulu servir ses propres intérêts ?
Pas moi en tout cas.
Mais il faut aussi démasquer ceux qui usent et abusent des techniques de dissimulation pour nous vendre de l’influence… et des formations à plusieurs milliers d’euros.
Alors laissez moi enfilez ma toge socratique… et c’est parti ! 👇🏻
Le jeu des apparences
S’il fallait dresser le portrait-robot de notre loup solitaire de LinkedIn, on pourrait mettre ces points en avant :
Une authenticité clamée haut et fort
Cela prend souvent la forme d’un langage accessible, voire vulgaire. Le texte peut avoir l’air d’avoir été écrit sans être relu (absence de majuscules, de points, etc).
Le but : renforcer l’illusion de la spontanéité avec toujours le même angle narratif en toile de fond : “j’écris ce que je pense, je suis sans filtre, je suis libre.”
Des prises de position radicales souvent controversées
La posture radicale, souvent à contre-pied de la bien-pensance dénoncée (on y reviendra), vient renforcer l’originalité des pensées et appuyer l’argument de l’indépendance d’esprit.
Une position de martyre qui lutte contre un système oppressant
En mettant souvent en avant une foule de haters qui serait constamment en train de lui reprocher son statut d’électron libre. “je suis haï, car je suis libre”. Et oui, pour le loup solitaire, la liberté a un coût…
Au final, son discours s’appuie souvent sur les mêmes procédés : une liberté de ton assumée qui prouverait la sincérité de la démarche. Un écran qui est là pour masquer des intentions stratégiques, bien évidemment.
Je vous ai mis 3 exemples de discours (de trois personnes différentes) aperçus la semaine dernière sur notre plateforme préférée, dans lesquels on retrouve bien ces mécaniques.
Marketing des parfums
*Are you alive ?
*musique électronique en fond, un mec torse-nu qui danse au milieu des loups avec une guitare électrique, et ce mec, c’est Johnny Depp …*
Vous l’aurez compris (ou pas), j’essaie de vous décrire une publicité de parfum pour homme.
En 30 secondes, on vous bombarde de symboles de liberté : loup, désert, guitare électrique… et tout ça n’a même pas besoin d’être vraiment cohérent. Ça ressemble à une sorte de rêve mal construit (ou de cauchemar, ça dépend de votre degré d’affection pour Johnny).
Si le marketing des parfums est si stéréotypé, et qu’il n’a pas changé depuis des années, c’est que la recette fonctionne très bien.
On se parfume avant tout d’idées et de symboles. L’odeur importe peu. La preuve : le coût des matières premières représente une infime partie du prix payé. On se parfume de liberté.
Et bien, c’est à peu près la même mécanique qui se joue dans les posts LinkedIn du loup solitaire.
On nous assomme de symboles, de postures et de mots qui évoquent un sentiment de liberté… pour vendre à peu près n’importe quoi derrière.
L’indépendance d’esprit fait recette, car elle inspire confiance.
Pourquoi c’est si dur de les affronter
Dans leurs discours, on retrouve aussi souvent la posture de l’électron libre contre le système.
Et cette posture anti-système est très difficile à contrer, puisque toute tentative de nuire à un élément “anti-système” est utilisée comme une justification pour renforcer sa légitimité.
“Regardez comme le système m’attaque. Ce que je dis est donc vrai.”
La posture anti-système est une stratégie marketing bien connue, utilisée par des grandes marques.
Apple le libérateur contre Microsoft le système de surveillance. Vous vous souvenez peut-être de cette pub tournée en 1984 qui présentait Apple en gardien de notre liberté contre la mécanique Orwellienne de Microsoft.
Dans les années 90, Nike a aussi beaucoup joué sur son image de libérateur des corps contre Adidas le système de performance.
Et bien sûr en politique, Donald Trump le libérateur, contre le système corrompu de l’Etat profond américain.
Parenthèse sur Trump : je trouve ça tellement énorme qu’un milliardaire qui a fait fortune dans l’immobilier se fasse passer pour un candidat anti-système alors que personne d’autre mieux que lui incarne justement le système capitaliste inégalitaire… Mais autre sujet.
Polarisation des idées et fenêtre d’Overton
Pourquoi ces nouveaux sophistes me dérangent me direz-vous ?
Après tout, c’est un pays libre et il n’y a rien d’illégal à utiliser des postures sur LinkedIn pour gagner de l’influence ou vendre des formations.
Non ce qui me dérange, ce sont les menaces qui pèsent derrière la généralisation de tels comportements.
En premier lieu, le renforcement de la polarisation des idées avec des discours qui tendent à être de plus en plus violents dans le fond et dans la forme.
La polarisation des opinions est une notion dont on entend beaucoup parler, et qui mérite qu’on la clarifie.
La psychologie sociale nous apprend que, au lieu de tempérer les opinions, les groupes de personnes renforcent les positions radicales. Ils polarisent les opinions.
« Pendant longtemps on a cru que les groupes incitaient à la prudence et à la modération. La polarisation montre que ce n’est pas toujours le cas, et que les propos tenus en groupe peuvent être plus risqués, plus affirmés que ceux qui sont tenus individuellement »
Dominique Oberlé et V. Aebischer, Le Groupe en psychologie sociale
Deux facteurs renforcent encore plus la polarisation selon les chercheurs : l’anonymat et l’absence de lien visuel.
Bref, vous l’aurez compris, les réseaux sociaux offrent le terrain idéal pour faire pousser des idées de plus en plus polarisées et radicales.
À chaque fois qu’un nouveau discours radical ou violent s’installe et se banalise, il agrandit un peu plus notre tolérance aux attitudes violentes et aux opinions dangereuses.
C’est ce qu’on appelle la fenêtre d’Overton (Overton Window), l'ensemble des idées, opinions ou pratiques considérées comme plus ou moins acceptables dans l'opinion publique d'une société.
À chaque fois qu’un nouveau loup entre dans le jeu, il est donc obligé de monter le curseur un peu plus haut, d’avoir un discours plus violent ou vulgaire, plus radical, pour capter de l’attention.
C’est une course sans fin, collectivement dangereuse et irresponsable.
Éloge du complexe, de la modération et de la nuance
« Ce n’est pas si simple. »
« Ça dépend du contexte. »
« Il faudrait un peu nuancer. »
« Je suis d’accord avec toi sur ce point. »
Je le sais, toutes ces phrases ne sont plus vraiment à la mode dans une époque où l’on valorise la radicalité, les opinions tranchées et le clash.
Pourtant, elles appellent à la réflexion approfondie et à la nuance. Bref, à la complexité nécessaire aux débats d’idées féconds.
En tant que société, il faut se poser la question collectivement : comment redonner une place aux pensées nuancées contre les postures radicales séduisantes ?
Une des premières pistes que je vois : promouvoir des outils qui permettent de développer une pensée longue, froide (qui n’est pas instantanée) et complexe.
Même si elle a ses défauts, la plateforme que j’utilise pour communiquer avec vous, Substack, en fait partie.
Et dans le même temps, comprendre à quel point les plateformes actuelles, Twitter en tête, entretiennent et encouragent un climat de violence et de radicalité.
La modération et la nuance, sont aussi, je le crois, des qualités qui pourront fleurir dans une société qui laisse les individus prendre le temps de penser à eux-mêmes et au monde.
Une société qui encourage ses membres à prendre le temps de l’otium pour laisser les loups danser aux portes de la ville… en compagnie de Johnny Depp.
💬 Et vous, comment pensez-vous que l’on puisse redonner une place à la pensée nuancée dans le débat public ? À vos commentaires !
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Merci Patrick ! Je me demande si algorithme raisonnable n’est pas un oxymore… dans le sens où il avantagera toujours le sensationnel.
En tout cas, tant qu’il sera entre les mains d’organismes privés qui veulent monétiser l’attention.
Kevin, as-tu lu « touche pas à mon peuple » de Claire Secail ? J’ai retrouvé dans ton analyse la sienne, elle sur TPMP et la monté des idées d’extrême et toi sur LinkedIn