Il faut qu’on parle de mon prénom
Le Bateleur #30 [Édition gratuite de mai] - Tous les vendredis, des idées pour penser, inventer et se réinventer.
Édito : L’intime est le plus universel
S’il y a une chose que j’ai apprise après des mois d’écriture du Bateleur, c’est que les anecdotes personnelles sont celles qui vous parlent le plus.
Il y a quelques semaines, je vous racontais mes mésaventures avec cette fameuse première tranche de pain de mie. C’est le sujet dont on m’a le plus reparlé récemment.
Parler de soi n’est jamais un exercice évident, car il n’y a plus rien entre soi et le monde. Rien pour se replier, aucun écran de fumée.
Mais c’est en évoquant ces recoins de l’intime que l’on dit les choses les plus justes, les plus vraies, les plus touchantes.
Dans cette édition, j’ai choisi d’aller un peu plus loin dans cette exploration en vous parlant de la relation que j’ai avec mon prénom : Kevin 🫶
Parce qu’il n’y a rien de plus personnel que cette succession de lettres qui nous définissent depuis la naissance.
Je n’ai pas envie de tomber dans un journal intime aux allures de tribune de plainte. Le but est d’en faire un point d’entrée pour parler de toutes ces fragilités que l’on dissimule plus ou moins bien en nous.
Let’s dig in!
Kevin
Il faut que je vous parle de mon prénom… et de toutes ces zones sensibles qu’on tente de cacher aux autres
Moi : Salut, je m’appelle Kevin.
Elle : haha oui c’est ça, et moi je m’appelle Jennifer !
On devait être en 2015, dans un appartement traversant proche de la station Pasteur à Paris. J’étais peut-être le troisième Kevin au monde à fouler un parquet lustré en point de Hongrie. Mais ça, l’histoire ne le dit pas…
Des anecdotes comme celle-là, où l’on prend mon prénom pour une blague, j’en ai à la pelle. Tiens, un jour on m’a dit :
- T’es le premier Kevin intelligent que je rencontre. J’imagine que c’est un compliment.
Je ne suis pas venu vous soutirer des larmes ou de la compassion. Je crois avoir eu beaucoup de chance dans la vie, de par ma nationalité, mon entourage, ma condition physique…
Pour autant, dire que mon prénom n’a eu aucun impact serait un mensonge.
L’épreuve du K minuscule
Le premier souvenir problématique que j’ai avec lui, remonte à la maternelle.
Y’a un moment dans la vie où l’on vous demande d’écrire votre prénom au tableau tous les matins.
Vous avez probablement oublié cette période, mais pas moi. Écrire un K en minuscule et en attaché… c’est un vrai défi pour un enfant de 5 ans. Sérieusement, est-ce qu’il y a une autre lettre dans l’alphabet qui a autant de boucles ??
À part ça, mon prénom n’a pas posé de problème particulier pendant l’enfance. Le point de bascule a été l’adolescence.
Est-ce la conscience de soi ou le regard des autres qui change ? Probablement un peu des deux.
C’est à cet âge-là que me présenter est devenu difficile. Je guettais toujours la réaction de l’autre, le rire étouffé à l’évocation de mon prénom. J’interprétais toutes les réactions comme des signes de moquerie, parfois à tort, parfois à raison.
Je vous rassure, la plupart des gens n’ont aucune réaction particulière.
Mais il suffit de quelques mauvaises rencontres pour créer une peur irrationnelle. La peur de dire son prénom, c’est quand même un peu fou non ?
Sociologie des prénoms
Je n’avais pas encore bien perçu l’aspect systémique du problème. Pour moi, c’était juste des vannes sur un prénom.
Un peu plus tard au lycée, j’assistais à mes premiers cours de sociologie.
Je me souviens d’un cours consacré aux mécanismes de reproduction sociale. On étudiait la corrélation entre le prénom et la réussite sociale. J’ai encore ces deux stats dans la tête :
2.4 % des Kevin inscrits au bac ont une mention Très bien contre 12.4 % des Claire.
À CV identique un Kevin a jusqu’à 30 % de chances en moins d’être retenu par un recruteur (et c’est bien pire si vous avez un prénom “étranger”)
J’étais en colère. C’était profondément injuste d’avoir moins de chance que les autres. J’en voulais au monde entier.
Insubordination des classes populaires
À partir de là, j’ai voulu en savoir un peu plus sur les origines du malaise, comprendre d’où vient sociologiquement ce droit de rire ouvertement d’un prénom.
Si c’était simplement drôle car c’est original, on aurait pu rire de tous les prénoms un peu différents.
Mais non, derrière le fait de cibler le prénom Kevin il y a l’expression du mépris de classe. Et par mépris de classe, j’entends un jugement condescendant des classes dominantes exercé sur les goûts et les valeurs des classes populaires.
L’adoption massive des prénoms anglo-saxons au début des années 90 par les classes populaires représente un désir d’émancipation vis à vis du modèle culturel dominant.
En choisissant de s’extraire de ce cadre, elles deviennent des classes frondeuses donc menaçantes. On leur fera payer le prix de leur insubordination.
En préférant au modèle dominant national un modèle transatlantique omniprésent, le peuple exerce sa faculté de choix avec les moyens du bord, mais aussi avec une belle insouciance et une tranquille obstination.
Il y a longtemps que ces choix “exotiques” désespèrent nos intellectuels. Victor Hugo, déjà, caractérisait les Thénardier dans Les misérables par le fait qu’ils avaient prénommé leurs filles Éponine et Azelma sous l’inspiration de quelques mauvais feuilletons d’outre-Manche.
François Héran, anthropologue - La cote des prénoms
Dès les années 1960, ce sont les classes populaires qui vont donner des prénoms anglo-saxons et pas les classes dominantes. Cette autonomie des prénoms et cette indépendance culturelle vont déranger ces classes dominantes.
On ne se moque pas quand les classes populaires réutilisent des vieux prénoms bourgeois, mais on va critiquer les prénoms qu’ils sont les seuls à donner.
Baptiste Coulmon - Sociologue et prof à l’ENS
Stratégies d’évitement et de compensation
Je ne le réalise que depuis peu, mais j’ai construit pas mal de stratégies pour éviter de me confronter à des situations gênantes autour de mon prénom.
Après mes études supérieures, j’ai voulu absolument fuir la France. J’ai travaillé 3 ans dans une entreprise américaine entre autres pour ça.
Ce n’était pas le seul moteur de mes choix, mais j’avais vraiment l’impression que tout était plus simple à l’étranger.
Parce que s’appeler Kevin quand vous travaillez dans une entreprise américaine c’était plutôt, pour la première fois de ma vie, un atout.
Parce que ça me semblait beaucoup plus facile d’oser parler à des filles qui n’avaient aucun à priori sur mon prénom. Là aussi, difficile de dire si c’était une barrière mentale qui tombait ou un réel jugement de l’autre (probablement un peu des deux).
Le fait de m’appeler Kevin m’a aussi incité à mettre en place des mécanismes de compensation assez jeune.
J’ai toujours été dans une logique d’accumulation de capital symbolique (l’expression est de Bourdieu) extrêmement forte et consciente qui visait à avoir un maximum de diplômes, de noms clinquants sur le CV et autres médailles à afficher fièrement sur le torse.
Je voulais que la question de la qualification ne puisse jamais m’être opposée : un parcours sans faute qui viendrait contrebalancer les à priori, le tout avec un certain désir de revanche, il faut se l’avouer.
Comment faire la paix avec ses fragilités ?
Alors pourquoi je vous parle de tout ça ?
Parce qu’avec le temps, je me suis rendu compte qu’on a tous un peu de Kevin en nous : ça peut être un autre prénom original, un trait physique, un traumatisme, un accent, une origine sociale ou géographique…
On a tous une zone sensible qu’on essaie de cacher et qui renvoie à notre identité profonde. Quelque chose qui nous suivra toute notre vie, qu’on ne peut que tenter de dissimuler, parfois maladroitement, mais jamais totalement.
On a tous construit des stratégies plus ou moins conscientes pour essayer de ne pas exposer ces zones sensibles, ces zones de fragilité où l’on craint le jugement de l’autre.
Reconnaître ça, cette souffrance partagée, a déjà été un premier pas libérateur pour moi. Un moyen de pacifier une certaine colère.
J’espère que cet essai vous incitera à trouver la force de vous aimer sans condition, avec toutes vos aspérités qui font votre singularité.
→ Si vous avez envie de partager votre “zone sensible” et vos stratégies d’évitement, ça se passe en commentaire, ou en réponse directe à cet e-mail 🫶
Sur ce, je retourne finir de monter les néons sous le capot de ma BM série 6… 👌
Un gros bisou à ma mum qui lira cette édition et qui a choisi ce prénom dont je suis très fier aujourd’hui ❤️
Articles et sources pour creuser le propos
L’étude du sociologue Baptiste Coulmon sur la corrélation entre prénom et mentions au bac
Un article de Slate bien fouillé sur le sujet
Une vidéo sur le grand rassemblement des Kevin qui a eu lieu pour fêter la sortie du documentaire “Sauvons les Kevin”, réalisé par Kevin Fafournoux.
📜 Quote of zeday : toucher l’âme humaine
En écrivant cette édition, je suis tombé sur cette citation du réalisateur polonais Krzysztof Kieślowski qui parle de l’âme humaine. Je crois qu’elle capture bien l’essence de la démarche derrière cet article, et celle du Bateleur en général 👇🏻
Le réalisateur évoque la rencontre marquante avec une jeune fille qui vient de voir et revoir son film La Double Vie de Véronique.
“At a meeting just outside Paris, a fifteen-year-old girl came up to me and said that she'd been to see [The Double Life of] Véronique. She'd gone once, twice, three times and only wanted to say one thing really - that she realized that there is such a thing as a soul.
She hadn't known before, but now she knew that the soul does exist. There's something very beautiful in that.
It was worth making Véronique for that girl. It was worth working for a year, sacrificing all that money, energy, time, patience, torturing yourself, killing yourself, taking thousands of decisions, so that one young girl in Paris should realize that there is such a thing as a soul. It's worth it.”
🗄️ Dans les archives du Bateleur
Les anciennes éditions gratuites à (re)découvrir
📕 Edition #26 - Édition spéciale : virus de printemps et fuite d'eau
📗 Edition #22 - Longue vie à l'inutile, prose apocalyptique et d'autres choses
📘 Edition #25 - La paralysie de l’hyper conscience, 100 conseils pratiques…
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Chaque fois que je tombe sur un article dans la presse qui mentionne « la malédiction du prénom Kevin », je pense à tous les Kevin que je connais… qui sont respectivement haut fonctionnaire, commissaire de police et dirigeant d’une boîte de gestion de patrimoine. J’ai l’impression que les moqueries récurrentes peuvent donner une force de caractère supplémentaire (la fameuse recherche de médailles que tu mentionnes ?)
Ça pourrait s’appeler « la revanche des Kevin » 😄
Bravo Kevin, l'intime touche toujours à l'universel. Clin d'oeil de quelqu'un qui a toujours eu deux K à écrire dans la marge ✍️