♠️ Le philosophe français embarqué de force dans le projet de Trump
Le Bateleur #66 [Édition gratuite de mars] - Tous les vendredis, des idées pour explorer la connaissance de soi et du monde. En 7 minutes de lecture - Gif et bande son inclus.
Nous, les paysans européens…
J’ai encore du mal à en prendre toute la mesure.
Mais il faut le dire : la première puissance mondiale n’est plus un allié. En tout cas, plus un allié du camp démocratique.
Je cherche un mot plus juste qu'ennemi... mais je ne l’ai pas encore trouvé. Disons : “ceux qui œuvrent activement à l’émergence d’un nouvel ordre mondial et nous méprisent ouvertement”.
Un ordre où la démocratie ne serait plus le régime dominant. Un ordre où une élite financière concentrerait tous les leviers du pouvoir, prétendant sauver le peuple de ses propres dérives. Une idéologie technocratique et autoritaire, nourrie par une lecture pessimiste de la nature humaine.
L’économiste Cédric Durand appelle cette organisation le techno-féodalisme : un monde dans lequel le contrôle des données a remplacé celui des terres.
« Autrefois, le seigneur percevait les productions agricoles, faisait la loi, surveillait ses serfs. Il en est de même dans le système techno-féodal : les techno-seigneurs tirent un revenu des données collectées, tout en fixant des règles qui organisent notre vie sociale. »
Cédric Durand
Et comme je n’ai aucune envie de prêter allégeance au seigneur orange, il y a urgence à comprendre ce qui se joue.
Comprendre les fondements intellectuels de ce pouvoir nouveau. Comprendre les idées qui nourrissent ceux qui veulent nous asservir.
Comprendre pour reprendre (un peu) de pouvoir.
Comme souvent, tout a commencé par une recommandation d’un lecteur du Bateleur (merci Pascal !) : un épisode du podcast Sismique, mené par Julien Devaureix, qui m’a donné envie de creuser.
Vous avez sûrement entendu parler de Peter Thiel : milliardaire, co-fondateur de PayPal, architecte discret de l’élection de Trump, et mentor du vice-président américain, J.D. Vance.
Ce qu’on sait moins, c’est que cet idéologue et stratège politique s’avère être un fana de René Girard, philosophe français et père du concept de désir mimétique.
Depuis leur rencontre à Stanford, Thiel s’est emparé de cette théorie pour justifier l’avènement d’un nouvel ordre mondial, un projet qu’il appelle de ses vœux, et qui figure parmi les visions les plus radicales et inquiétantes de ces soixante-dix dernières années.
Aujourd’hui, je vous emmène à la croisée de la psychologie, de la philosophie et de la géopolitique pour essayer de désamorcer ce nouveau logiciel de pensée.
Alors, chers paysans et paysannes, laboureurs des terres de données, profitez d’un atout que nos ancêtres n’avaient pas : la capacité de lire, de comprendre, d’alerter, de diffuser… pour résister à ces nouveaux seigneurs de guerre.
Car malheureusement, j’ai peur que tout cela ne soit que le début.
À vos fourches, à vos claviers,
Let’s dig in!
Kevin

Le désir mimétique : pourquoi nous ne savons pas ce que nous voulons vraiment
On croit souvent que nos désirs viennent de nous. Qu’ils émergent comme ça, naturellement, comme une envie de fraise ou d’un nouveau t-shirt.
Mais selon René Girard, ce n’est qu’une illusion. Nos désirs ne sont pas spontanés : ils sont mimétiques.
Autrement dit, nous désirons ce que les autres désirent.
Girard décrit ce mécanisme comme un triangle. Il y a le sujet (nous), l’objet (ce que l’on désire), et surtout le médiateur du désir, une figure que l’on admire, envie ou imite.
Ce médiateur peut être un ami, un influenceur, une personnalité, un rival…
Par identification, nous voilà embarqués, sans le savoir, dans une course à l’objet que l’on croyait choisir librement.

Cela signifie que, fondamentalement, l’être humain ne désire pas tant posséder un objet… qu’être comme celui qui le possède.
Autrement dit, ce n’est pas l’objet en lui-même qui importe, mais ce qu’il symbolise : une appartenance, un statut, une image de soi.
Cela explique pourquoi la valeur d’un bien dépasse son utilité réelle. On n’achète pas seulement pour se servir, mais pour ressembler à une figure, à un groupe, à une idée de réussite.
Voilà la base de ce que l’on appelle la théorie du désir mimétique de René Girard.
À l’échelle d’une société, le mimétisme engendre des rivalités toujours plus intenses, car l’on convoite les mêmes objets.
La tension est telle qu’elle peut aboutir à ce que Girard appelle la crise mimétique.
Quand tout le monde veut la même chose, la rivalité mimétique, qui peut aller jusqu’à la violence physique, se libère.
Et comme on ne peut pas tuer tout le monde, on sacrifie un bouc émissaire pour conserver l’équilibre social, un mécanisme régulateur qui permet de retrouver un semblant d’ordre et d’apaisement collectif.
Voilà pour la théorie (sans entrer dans trop de détails).
→ Et pour écouter René Girard en V.O, je vous conseille cette courte vidéo passionnante.👇🏻
Nous vivons dans une société saturée de désirs mimétiques
Les réseaux sociaux, les médias, les publicités, les algorithmes ne font qu’exposer en boucle ce que les autres veulent et possèdent.
Et à force d’être exposés aux désirs des autres… on finit par désirer la même chose.
C’est la grande fabrique de l’envie, de la comparaison, de la frustration et de la violence qui se déchaîne ensuite contre des boucs émissaires désignés.
Le désir mimétique n’est pas qu’un concept abstrait. C’est le moteur invisible de notre époque. Et sur ce point-là, je suis d’accord avec Peter Thiel.
Mais lui en fait un tout autre usage…
Thiel instrumentalise Girard pour justifier l’avènement d’un nouvel ordre mondial
René Girard pensait sans doute proposer une lecture anthropologique du monde. Peter Thiel, lui, y a vu un mode d’emploi pour le dominer.
Thiel n’est pas un simple lecteur de Girard : il a été son étudiant à Stanford, et se réclame ouvertement de sa pensée. Il est allé jusqu’à financer l’Imitatio Project, sorte de think tank consacré à la diffusion de la théorie du désir mimétique.
Là où Girard voyait un mécanisme tragique à désamorcer, Thiel y voit une stratégie à maîtriser.
Si la rivalité mimétique pousse une grande partie de la population à s’agiter, à désirer, à s’opposer sans fin, alors, pour lui, la seule issue est de s’en extraire.
Ne plus entrer en compétition, ne plus imiter. Échapper à cette dynamique qui use, qui détruit, qui homogénéise.
C’est tout le sens de son livre Zero to One, devenu une bible dans la Silicon Valley et qu’on retrouve dans tous les classements des “ 🚀 10 livres à lire ABSOLUMENT avant de mourir 🚀 “.
Pour Thiel, les entreprises ne devraient pas chercher à faire mieux que leurs concurrents, elles devraient chercher à ne plus en avoir, c’est-à-dire à créer des monopoles par l’innovation.
Plutôt un bon conseil business dans l’absolu…
Le problème, c’est que cette vision ne s’arrête pas à l’économie
Elle est devenue la pierre angulaire d’une vision politique, une doctrine de guerre contre le système démocratique.
Pour Thiel, si les masses sont soumises à des désirs mimétiques qui les rendent violentes, instables, dangereuses, la démocratie elle-même devient un système illégitime.
Illégitime et inefficace, car fondée sur la volonté du plus grand nombre, c’est-à-dire sur le mimétisme généralisé.
Il faut donc protéger le petit peuple de lui-même, car il ne sait pas ce qui est vraiment bon pour lui. Il ne fait que suivre les autres.
Il faut aussi protéger les élites éclairées de cette peste qui contamine le peuple. Séparer les innovateurs des suiveurs. C’est la base du fondement du pouvoir autoritaire, hiérarchisé, le seul capable de s’affranchir du chaos mimétique de la masse.
Voilà la vision qui irrigue aujourd’hui la droite radicale américaine.
Thiel a financé la campagne de Trump, lancé le vice-président J.D. Vance, et inspire une génération de dirigeants qui ne croient plus à la démocratie libérale. Non pas par cynisme, mais parce qu’ils la jugent inefficace face au désordre mimétique.
Dans cette logique, le monde devient une jungle où seuls les plus lucides doivent diriger. Les autres ?
Des masses agitées par l’envie, prêtes à s’entretuer, qu’il faut calmer à l’occasion en leur donnant un os à ronger : immigrés, journalistes, féministes, wokistes, agences fédérales…
Peu importe. La tension est canalisée grâce au bouc émissaire… jusqu’à la prochaine crise mimétique.
Voilà comment une théorie née dans les amphis tranquilles de Stanford est devenue la base idéologique du nouvel ordre mondial que nous propose Thiel.
Un techno-féodalisme teinté de mépris de classe, de condescendance et d’élitisme.
Et non Peter, enrouler tes arguments dans une feuille de philosophie française ni change rien. Pardon my french but, la merde a toujours la même odeur, et on la sent venir à des kilomètres…
Passer de la mimétique subie, à la mimétique choisie
Face à cette vision du monde fondée sur la peur, le contrôle et le mépris des masses, il nous faut retrouver le pouvoir de désirer autrement.
Car Thiel a raison sur un point : le désir mimétique est une force puissante. Mais là où il y voit une menace à contenir, on peut aussi y voir un levier à transformer.
C’est le mimétisme qui permet à l’enfant d’apprendre, à la culture de se transmettre, à la société de se structurer.
Le problème n’est donc pas que nous désirons de manière mimétique. Le problème, c’est que nous avons laissé à d’autres le soin de configurer nos désirs.
Des multinationales, des plateformes, des algorithmes, des idéologues…
Mais il est encore temps de reprendre le pouvoir sur nos désirs.
Il est possible de cultiver une mimésis saine, une imitation qui nous élève plutôt que nous dévore.
Cela suppose de choisir consciemment ses modèles (les médiateurs dans le triangle de Girard), de rechercher des figures d’inspiration qui tirent vers le haut.
Pas vers le paraître ou la domination, mais vers une forme de vie plus riche, plus intérieure, plus en lien avec les autres et avec le monde.
Et dans ce choix d’ériger des modèles sains, nous avons une responsabilité collective.
Choisir les récits qui nous traversent et les valeurs que l’on diffuse. Réorienter le désirable vers ce qui coopère, vers ce qui construit, vers ce qui apaise, vers ce qui donne envie de vivre.
Ce n’est pas un geste spectaculaire, ce n’est pas une révolution en place publique. Mais c’est la première étape pour ne jamais entrer dans l’âge du techno-féodalisme.
Il suffit de désirer ce qui libère, plutôt que ce qui contrôle. Et peut-être qu’on réussira à embarquer Peter avec nous…
👁️🗨️ Et vous qu’en pensez-vous ? Les commentaires sont ouverts en bas de l'article !
… Et la France dans tout ça ?
Chez nous aussi, les idéologues milliardaires gagnent du terrain. Et je ne serais pas surpris d’apprendre qu’ils ont un bouquin de Peter Thiel sur leur table de nuit…
Bolloré, Stérin… si je peux les nommer ici, c’est parce que je ne dépends pas de leur financement pour écrire. Pas de sponsors, pas de publicité, seulement les abonnés payants du Bateleur !
Je ne me suis jamais considéré comme une newsletter politique, et je n’ai vraiment pas envie d’en devenir une. Et pourtant, face à ce qui se dessine, je sens qu’il est de mon devoir de prendre le temps de comprendre, de partager, d’éclairer.
La réflexion politique, au sens de la réflexion du vivre-ensemble, la manière dont on souhaite construire le corps social, s’impose à nous.
Et si nous nous en saisissons pas, d’autres nous imposeront leur vision.
Ce que je peux offrir, humblement : des clés, des explications, des raisonnements clairs mais creusés comme celui-ci. Une façon d’armer le petit peuple, celui que ces élites méprisent.
Se comprendre soi et comprendre le monde, c’est la mission du Bateleur.
C’est ma manière, à moi, d’œuvrer pour la paix. Sans drapeau, sans parti. Mais avec rigueur, engagement et passion humaniste.
👉 Si cette mission vous parle, vous pouvez me soutenir en vous abonnant, ou simplement en partageant cet article et ma publication autour de vous.
Le bonus : en passant au payant, vous aurez le droit à une édition par semaine, contre une seule/mois en version gratuite !
Merci 🙏
🗄️ Archives en accès libre
Édition #64 - Qu’est-ce qu'écrire vrai ? Avec Patrick Kervern
Édition #62 - L’inquiétante étrangeté de l’IA (et un éloge de la normalité)
Hors-série #1 - Lancer une newsletter payante : bilan honnête après un an
🎧 Kendrick Lamar • gloria
Dernière info : j’ai fermé le compte du Bateleur sur Instagram malgré les pleurs de Zuck’ en DM (mes 100 abonnés doivent être tristes 😭 ). Je n’avais rien d’intéressant à apporter à cette plateforme, et elle, n’avait rien d’intéressant à m’apporter non plus.
Si vous voulez continuer à me soutenir :
❤️ Partagez cette édition par e-mail, SMS, pigeon voyageur… ou partagez la page d’inscription du Bateleur. Vous pouvez transférer le mail ou simplement copier coller le lien de l’édition.
Suivez-moi sur LinkedIn ou Notes. La meilleure manière de m’aider à diffuser Le Bateleur et de liker ou commenter mes posts.
✍🏻 Un feedback à me faire ? Une question à poser ? Vous pouvez répondre directement à cet e-mail.
Un sujet à la fois fascinant et horripilant, parfait pour s'indigner avec une tasse de thé 🍵 Plus sérieusement, j'apprécie beaucoup ton travail de vulgarisation et ton écriture en terme général : peu importe la longueur de ta newsletter, je n'ai jamais envie de la lire en diagonale, au contraire elle donne envie de s'arrêter pour prendre des notes ! Merci pour toutes tes références philosophiques (et tes nombreux gifs).
Très alignée avec ta conclusion sur le fait de trouver de nouveaux modèles qui nous tirent vers le haut. De manière générale, je pense que si l'on allouait un peu moins de temps aux réseaux et à la consommation passive, et un peu plus de temps à l'introspection, la création, l'implication dans une communauté, bref : du temps pour revenir à soi et au monde, et pour retrouver notre temps d'attention, on aurait plus de facilité à forger des désirs qui nous correspondent et à trouver des modèles tout autour de nous. Ce n'est pas toujours évident (même en faisant de mon mieux, l'appel de Youtube est très fort le soir), mais c'est un premier pas ☺️
J'ai adoré cette édition car j'ai énormément appris.
Merci Kevin de nous éclairer chaque semaine. Tu tires ma conscience vers le haut 🙏