Pourquoi l'argent ne fait pas toujours le bonheur et d'autres choses
Le Bateleur #27 - Tous les vendredis, des idées pour penser, inventer et se réinventer.
Édito : Synesthésie intellectuelle
J’en ai fait un thème central du manifeste du Bateleur.
Je ne suis pas sûr que cette expression existe en français d’ailleurs. Mais j’aime ce qu’elle évoque.
La synesthésie cognitive, elle, existe bien. C’est la capacité à mélanger les sens. Par exemple : voir la musique, goûter les mots… un bug du cerveau classé dans les troubles neurologiques qui a stimulé la création des plus grands artistes : Van Gogh, Debussy ou même Nabokov en aurait été atteint.
Ce que j’appelle moi la synesthésie intellectuelle, c’est la capacité à mélanger les disciplines et les savoirs, la capacité à faire des ponts entre différentes thématiques.
Plutôt que de s’enfermer dans un savoir cloisonné, hyper-spécialisé, micro-niché, l’idée est de s’ouvrir, regrouper, faire infuser des savoirs multiples.
J’ai le sentiment que les meilleures idées se trouvent de l’autre côté de cet effort.
Aujourd’hui, je vous propose donc ce petit exercice : répondre à une grande question philosophique avec des outils micro-économiques. Prêt à faire le grand écart ?
Let’s dig in!
Kevin
🛫 Long-courrier : Pourquoi gagner plus d’argent ne nous rend pas forcément plus heureux
Des limites de la recherche du confort.
« L’argent ne fait pas le bonheur, mais il y contribue. »
Merci à tous, c’est tout pour cette édition du Bateleur, à vendredi prochain.
Comment souvent dans ces morceaux de sagesse populaire qui s’affichent en lettres colorées sur des comptes Instagram douteux, se cache une certaine vérité, mais aussi beaucoup d’à-peu-près.
Alors, j’ai voulu creuser le problème avec le kit d’analyse du Bateleur.
Quelle relation satisfaction personnelle et argent entretiennent-ils vraiment ?
Et pour répondre à cette question, je convoque aujourd’hui… la micro-économie !
Discipline que j’aime beaucoup, car elle est à l’intersection de la psychologie des comportements, des mathématiques et de… l’économie (bravo, vous suivez).
Elle permet d’avoir une approche un peu plus scientifique des comportements humains, donc de tirer des conclusions sur des sujets à priori totalement subjectifs.
Elle a aussi ses limites, je vous l’accorde, et on pourra en discuter en commentaire.
Cela reste néanmoins un outil pratique pour étudier notre concept du jour : l’argent et la relation que nous entretenons avec lui.
So, let’s go with the (cash) flow 💰👇🏼
Vous ne mangerez plus jamais une pizza de la même façon
Pour entrer dans le sujet, on va avoir besoin de définir deux concepts : l’utilité et l’utilité marginale.
En économie, l’utilité mesure la satisfaction que procure la consommation d’un objet. L’utilité d’une part de pizza, c’est la satisfaction que vous tirez de la consommation de cette part. Easy.
L’utilité marginale elle, regarde ce qui se passe “à la marge”, c’est-à-dire l’effet que va avoir la consommation d’une part de pizza supplémentaire sur votre satisfaction globale.
Prenons le cas de Claire qui a très faim aujourd’hui et qui commande donc une pizza pour elle toute seule.
La première part de pizza qu’elle mange lui procure une grande satisfaction. Elle lui apporte beaucoup d’utilité. La seconde un peu moins, la troisième encore moins et ainsi de suite, car sa faim se réduit au fur et à mesure qu’elle mange.
L’utilité marginale de la première part de pizza est maximale, la seconde est légèrement inférieure, la troisième encore réduite, etc.
Au global, l’utilité (la satisfaction) augmente après chaque part, mais elle augmente de moins en moins vite.
C’est ce qu’on appelle l’effet de saturation.
On dit alors que l’utilité marginale de la part de pizza décroît. Elle décroît, jusqu’à arriver à un point où elle devient négative. C’est le cas extrême où Claire aura mangé tellement de parts de pizza que la prochaine diminuerait sa satisfaction, car elle la rendrait malade.
Et avec un joli graphique ça donne :
À gauche, la satisfaction de Claire augmente au fur et à mesure de sa consommation de parts de pizza, jusqu’à stagner et décroître. C’est l’effet de l’utilité marginale décroissante qu’on observe à droite. Chaque nouvelle part de pizza apporte un peu moins de satisfaction.
C’est une règle qui s’applique à la majorité des choses que l’on consomme.
Pour simplifier : plus on consomme d’un bien et moins il apporte de satisfaction supplémentaire, même s’ il en apporte quand même un peu plus chaque fois (jusqu’à un certain seuil).
Comme pour les pizzas, ajoutez de l’ananas sur votre argent est une mauvaise idée
La notion d’utilité marginale décroissante marche globalement pour tous les biens, même si certains ont une utilité marginale croissante, mais c’est plus rare et c’est pas le sujet du jour.
L’utilité marginale décroissante s’applique notamment…à l’argent !
Démonstration
Pensez à une personne qui gagne 1200 €/mois. 100 € supplémentaires tous les mois, vont effectivement améliorer fortement sa satisfaction. On peut penser que chaque euro supplémentaire va être dûment utilisé pour acheter des biens de consommation essentiels et améliorer le confort quotidien.
À ce niveau de salaire là, l’utilité marginale de l’argent reste très élevée. Chaque euro compte.
Maintenant, pensez à une personne qui gagne €12 000/mois. €100 d’augmentation ne vont absolument rien changer à son confort quotidien, car ils seront probablement consacrés à l’épargne.
C’est l’illustration de l’utilité marginale de l’argent qui décroît de telle sorte que, passé un certain seuil, les euros supplémentaires apportent de moins en moins d’utilité et de satisfaction. (Et oui comme les parts de pizza).
Et un économiste l’a vérifié par la pratique. C’est ce qu’on appelle le paradoxe d’Easterlin, du nom de l’économiste américain qui a réalisé cette étude dans les années 70. Il a étudié le bien-être des habitants des pays développés après la Seconde Guerre mondiale.
Ses conclusions : à partir d’un certain seuil, la poursuite du développement économique n’a qu’un impact limité, voire négligeable, sur l’évolution du bien-être moyen de la population.
En clair, plus d’argent ne rend pas les gens plus heureux passé un certain niveau de richesse. D’autres facteurs jouent beaucoup plus comme les relations sociales, la santé, l’épanouissement personnel…
Ce qui nous amène à cette phrase de Jean d’Ormesson que j’ai trouvé assez juste sur le sujet : “ L’argent ne fait pas le bonheur des riches, mais il fait le bonheur des pauvres. ”
- Oui Jean ! Et c’est à cause de l’utilité marginale de l’argent qui décroît.
Pourquoi plus d’argent n’apporte pas de satisfaction supplémentaire
Dans un monde où, chaque mois, un nouveau gadget arrive sur le marché, on pourrait se dire que l’effet de saturation ne sera jamais atteint. On aura toujours besoin d’un peu plus d’argent pour combler nos envies et on sera d’autant plus satisfait.
Sauf que je crois que, passé un certain seuil, l’utilité marginale de l’argent peut être négative, comme les parts de pizza. À savoir que gagner plus, posséder plus, vous rendra plus malheureux.
Deux effets à l’œuvre derrière ça :
1/ Les externalités négatives liées à la propriété
Pensez aux effets négatifs que procurent le fait d’avoir plusieurs maisons, plusieurs voitures (et tout ce que cela engendre derrière en entretien, gestion des impôts…), en gros tout ce qu’on appelle des problèmes de riche.
Oui, ce sont sûrement des problèmes de riche, mais ils viennent occuper un espace mental fini qui est le même pour tous, quel que soit le revenu.
Récemment, j'ai lu cette newsletter qui raconte le quotidien d'un jeune professeur d’université australien. Chaque jour, il fait le trajet aller-retour à vélo sous la mousson, arrivant et repartant complètement trempé.
Pourtant, il explique avoir renoncé à acheter une seconde voiture (sa femme prend la première) pour justement éviter la charge mentale et les frais qu’elle engendrerait.
Il met aussi en avant un second argument :
2/ Les coûts d’opportunité liés à l’obtention de confort supplémentaire
Le coût d’opportunité représente le coût du renoncement.
Dans le cas du prof cycliste qui veut acheter une voiture pour se rendre au boulot, le coût d’opportunité représente tout ce qu’il perdrait à ne plus prendre son vélo. Voilà ce qu’il met en avant :
This includes 30 minutes of cardio exercise per weekday and the mental health benefits of biking through lovely national parkland on the way to the university.
The other day I saw a four-foot goanna lizard ambling across the trail and then climbing a gum tree. (…)
A car would cut my daily commute from 30 minutes to 20 minutes. But at what cost?
Et je crois que c’est un excellent exemple. On a tendance à totalement écarter les coûts d’opportunité associés aux nouvelles acquisitions alors qu’ils pèsent lourd.
Synthèse et apprentissages personnels
J’essaie d’appliquer cette règle depuis quelques années maintenant :
Ma satisfaction personnelle tient à la recherche d’un revenu optimal, et pas à l’atteinte d’un revenu maximal.
C’est la conséquence logique de l’utilité marginale décroissante de l’argent.
Pensez à cette promotion que vous chassez depuis des mois, cette mission qui promet de rapporter quelques centaines d’euros de plus.
Derrière chaque euro supplémentaire que vous gagnez, il y a un échange. Votre employeur ou votre client achète un capital limité et précieux : votre temps de vie sur Terre.
La question à toujours garder en tête : ces heures de travail supplémentaires et l’argent que j’en tire valent-ils le gain de confort obtenu ?
Et si vous répondez par l’affirmative, je ne fais aucun jugement là-dessus. Vous êtes la ou le seul capable de répondre à cette question, puisque la démarche de valorisation du temps est tout à fait personnelle.
Mais, gardez en tête que cette réponse peut et doit changer au fil des ans, des objectifs personnels et des personnes à charge autour de vous.
Comment vous situez-vous par rapport à un revenu que vous jugez optimal ?
Promis, c'est complètement anonyme.
📜 Quote of zeday : sur la recherche du confort
C’était la citation que j’avais choisi dans la première édition du Bateleur… Et comment ne pas la remettre aujourd’hui ?
– Mais je n'en veux pas, du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché.
– En somme, dit Mustapha Menier, vous réclamez le droit d'être malheureux.
– Eh bien, soit, dit le Sauvage d'un ton de défi, je réclame le droit d'être malheureux.
Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes (1932)
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Sujet sensible que la recherche du revenu optimal depuis que je suis redevenue freelance. J'ai donc lu avec attention cette édition.
Le sujet de ton édito mériterait une édition spéciale tant il y a à dire sur la "synesthésie intellectuelle" que je veille à pratiquer dès que possible.
Merci pour ce partage sur la microéconomie et la notion d'utilité marginale. Il suffit de regarder le doc consacré à l'affaire Bettencourt sur Netflix pour comprendre la décorrélation entre argent et bonheur et illustrer la phrase de d'Ormesson. Et puis, les satisfactions apportées par les biens que l'on achète n'ont peut-être pas grand-chose à voir avec le bonheur. Elles sont éphémères. J'aime bien l'idée de revenu optimal. C'est celui qui te permet d'être serein, de dégager du temps en dehors des contraintes, un vrai luxe, de disposer d'assez d'argent pour ne pas avoir à y penser.