Parlons d'amour !
Le Bateleur #13 - Tous les vendredis, des idées pour penser, inventer et se réinventer. Une édition spéciale love.
Édito : «I LOVE YOU»
Le virus informatique le plus virulent de l’histoire s’est propagé par e-mail dans les années 2000.
Son objet comprenait trois mots simples : “I Love You”.
Des millions d’ordinateur contaminés en quelques semaines, de grandes institutions en pleine panique (de l’Oréal jusqu’à la CIA), tout ça à cause de ces trois petits mots qui ont fait flancher de grands chefs d’entreprise et de simples employés.
C’est peut-être là où réside tout le génie de ce hacker redevenu simple anonyme. Avoir trouvé le sujet le plus clickbait au monde : l’amour.
Dans cette édition, on va parler d’amour ! Je vais éviter le parallèle un peu trop facile sur le “virus de l’amour” qui se “transmettrait de génération en génération” pour évoquer le sujet à la sauce Bateleur : incisif, drôle (du moins qui prête à sourire) et rempli d’idées et de réflexions pour faire tourner vos méninges d’amoureuses et d’amoureux.
L’amour est un sujet bien trop complexe pour tenter de le résumer en une newsletter.
Alors, au risque de vous décevoir, je ne le frôlerai que de manière très légère. Mais c’est la façon la plus sincère d’en parler non ?
Let’s dig in!
Kevin
🛫 Long courrier : L’amour à trois (visages)
Quand on veut écrire sur l’amour, on a cette troublante impression que tout a déjà été dit. Et c’est probablement vrai.
Des tragédies grecques aux pièces de Shakespeare en passant par les cœurs brisés de la villa des Cht’is à Miami…
Tant de littérature, tant de mots imprimés, tant de récits remplis d’illusions et de désillusions pour aboutir à… pas grand chose. On est tout autant perdus que nos aînés et peut être même un peu plus qu’eux.
Pour y voir plus clair, la première question à se poser est celle-ci : c’est quoi l’amour, ça veut dire quoi aimer ?
Prenez une tasse de thé, enfilez vos pantoufles, je vous propose d’explorer…
Le triptyque du langage amoureux
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » disait Camus. Et je trouve que la langue française, pourtant auto-proclamée “langue number one de l’amour sur Terre”, ne nous aide pas beaucoup avec les sentiments amoureux.
On utilise le verbe “aimer” dans des contextes et réalités si différentes.
Comment est-ce possible d’utiliser le même verbe pour dire “j’aime les pâtes” et “je t’aime” ?
Les Anglais ont au moins cette petite distinction autour des mots Like et Love.
Like, qui se traduit en français par “j’aime bien”. Ce qui, d’ailleurs, ajoute encore un peu plus de confusion… Pourquoi “bien aimer” serait moins fort qu’aimer tout court ? Est ce que ça veut dire qu’aimer tout court, c’est mal aimer ? 🤔
Bref… pas étonnant que nos sentiments soient si confus quand on se bat avec un seul petit verbe pour exprimer tant d’émotions et de ressentis.
Heureusement les Grecs, eux, avaient une langue plus nuancée. Ils utilisaient trois mots pour parler d’amour : Eros / Philia / Agapè.
Et je vous propose d’explorer ces trois variations pour y voir un peu plus clair dans nos sentiments.
Cette classification vient d’une vidéo du philosophe français André Comte-Sponville qui m’a beaucoup inspirée il y a quelques années. Je vous conseille de l’écouter comme un podcast (la qualité est pas dingue, mais j’ai pas trouvé mieux).
1. Eros : l’amour passion
Je t’userai, je m’userai, je ne te quitterai pas, nous n’aurons pas de répit. Deux êtres humains doivent pouvoir vivre cramponnés, l’un à l’autre, sans respirer, ça s’appelle l’amour !
Françoise Sagan
Lorsqu’on parle d’amour dans le langage de tous les jours, on parle sûrement de cet amour-là.
Cet amour des premiers jours, des premiers instants, l’amour foudroyant, celui qui vous tombe dessus et vous prend aux tripes. Le coup de foudre.
Dans la littérature grecque, c’est Aristophane qui l’incarne le mieux dans un discours du Banquet de Platon (-380 av J.C.).
Il nous explique que les premiers êtres sur Terre avaient 4 jambes, 4 bras, 2 visages, 2 sexes… bref des espèces de “sur-Hommes” et “sur-Femmes” si puissants qu’ils s’amusèrent à escalader l’Olympe pour aller rendre visite aux dieux.
Une provocation pour Zeus qui envoya la foudre pour les partager en deux.
Voilà donc l’origine de l’amour selon Aristophane : l’obsession de retrouver cette “moitié” au sens propre et figuré, cette âme-sœur, la seule capable de nous rendre notre totalité. Il précise :
“L’amour c’est le désir de se réunir et de se fondre avec l’objet aimé et ne plus faire qu’un au lieu de deux. C’est là le plus grand bonheur qu’on puisse atteindre.”
Aristophane
C’est l’amour exclusif, définitif, qui rend forcément heureux et qui rompt la solitude. Celui que l’on fantasme et qui a servi de fil conducteur aux histoires des princes et princesses Disney.
Un amour fusionnel qui nous ramène à la recherche de cet état premier : celui de l’embryon dans le ventre de sa mère. La seule vraie fusion que nous ayons un jour vécue.
Même s’il n’est pas d’accord avec cette vision, Socrate reprend cette thématique de “l’amour manque” dans le discours final du Banquet.
Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour.
Socrate
L’amour Eros pose quand même un sacré paradoxe…
Si je désire seulement ce qui me manque, comment continuer à désirer ce qui est là ?
En d’autres mots, comment continuer à aimer quelqu’un qui partage mon quotidien et qui, par définition, ne me manque plus parce qu’il ou elle est là, tous les jours ?
C’est généralement la problématique des couples qui s’inscrivent dans le temps long. Que faire de l’amour lorsque les papillons dans le ventre sont retournés à l’état de larve ? (désolé pour la métaphore).
L’amour change de forme et change de mot (en tout cas chez les Grecs) pour devenir…
2. Philia : l’amour complice
Il arrive un certain moment dans la vie où un homme peut se dire, “ça y est, je peux être malade, quelqu’un me tiendra debout”. Voilà la définition du couple.
Suis-je toujours amoureuse ou amoureux ?
Si vous vous posez la question, c’est que la réponse est probablement non. En tout cas, vous ne l’êtes plus sous cette forme passionnelle, dévorante et un peu destructrice qu’est Eros.
Si Eros est l’amour manque, Philia est l’amour présent.
“Aimer, c’est se réjouir de.”
Aristote
C’est la joie de faire des projets ensemble, de passer des moments agréables, de devenir complice.
Un amour amical dont on retrouve les restes dans le vieux français : “ma chère amie”, “mon tendre ami”… et dans le langage de tous les jours : “mon copain” ou “ma copine”.
Une forme d’amour qui s’ancre dans le partage de valeurs communes, d’une vision commune, de projets communs.
Un amour qui reste donc conditionnel (puisqu’il nécessite de regarder dans la même direction).
De ce point de vue là, il s’oppose à une ultime forme d’amour, un amour inconditionnel que les Grecs appelaient…
3. Agapè : l’amour qui renonce à sa puissance totale
Agapè est un néologisme inventé par les Grecs pour traduire les idées de la chrétienté : “Dieu est amour”, “aimez-vous les uns les autres”.
Ni Eros, ni Philia ne permettaient de parler de cet amour-là. Une sorte d’amour total. L’amour de Dieu.
Agapè pourrait se traduire par “l’amour charité”, un amour qui accepte de réduire ou de renoncer à l’expression de sa toute puissance, comme Dieu qui a accepté de s’incarner parmi les Hommes pour mourir, renonçant du même coup à sa puissance divine selon la Bible.
Une vision biblique de l’amour donc, qui peut quand même se traduire au sein d’une relation (amoureuse ou amicale).
Agapè est cette forme d’amour qui donne de l’espace, qui accepte de reculer, qui donne du temps, qui ne cherche pas à posséder ni à prendre le dessus.
C’est un amour qui donne à l’autre la place d’exister.
Mais c’est aussi l’amour de soi, le fameux “amour propre”, une permission que l’on se donne à soi-même d’exister individuellement au sein du couple.
L’équation d’un amour Agapè étant la suivante : 1+1=3.
Formule souvent répétée par les psys qui signifie qu’une relation saine laisse assez de place à l’expression de trois entités : l’autre, soi-même et le couple. Chacune de ses entités étant capable d’avoir son terrain d’expression.
👁️🗨️ Learnings du Bateleur
Il faut voir ces différentes versions de l’amour comme des pôles qui viennent structurer l’espace amoureux. Nos relations, nos sentiments sont plus contrastés et naviguent quelque part au milieu de tout ça.
Ce n’est pas une grille de lecture à prendre de manière temporelle ni graduelle, mais une sorte de carte qui permet de mieux naviguer dans nos émotions amoureuses.
Ce que j’en retiens : l’amour est une question d’engagement, de volonté, je dirais même un combat par moment. Car il se heurte aux mutations permanentes de nos sentiments et de ceux de l’autre.
Ceci dit… ce combat ne doit pas être une excuse pour tout accepter et tomber dans un positivisme béa où “il faut continuer, et tout finira bien par s’arranger”.
L’amour est donc avant tout une question de choix. Choisir la personne qui mérite que l’on se batte pour elle, choisir la personne que l’on pense digne de recevoir notre amour. Reste à savoir, comment la choisir ? Et ça, ça mériterait un tout autre sujet.
Derniers mots
Si tout a été dit… pourquoi continuer à parler d’amour ?
Peut-être parce qu’on est incapable d’apprendre de l’amour, qu’il faut le vivre.
L’amour est un long chemin d’apprentissage solitaire à vivre à deux (ou trois ?). Et ça, aucun livre de Platon ni aucun article du Bateleur ne vous donnera de raccourci.
Surtout, j’ai appris que pour être heureux, il faut avoir été très malheureux. Sans apprentissage de la douleur, le bonheur n’est pas solide. L’amour qui dure 3 ans est celui qui n’a pas gravi de montagne ou fréquenté les bas fonds. C’est celui qui est tombé du ciel tout cuit.
L’amour ne dure que si chacun en connaît le prix, et il vaut mieux le payer d’avance sinon on risque d’en payer le prix à posteriori.
Frédéric Beigbeder - L’amour dure 3 ans
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🎒 Dans le sac du Bateleur
🍿 Saltburn (Prime Video) : À voir au moins pour la B.O madeleine de Proust des années 2000 (Block Party, Arcade Fire, Sophie Elise Bextor…)
📚 Quartier Lointain (Jirô Taniguchi) : Adaptée d’un manga, cette BD est à la frontière du conte philosophique et du roman d’aventures. C’est poétique et plaisant à lire.
🎧 Funkadelic - Maggot Brain (YouTube) : un morceau de guitare qui s’imprime dans le cerveau.
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Je n'avais jamais fait ce pas de côté concernant "aimer". En effet c'est surprenant que la richesse de la langue française soit si peu discrimante pour ce verbe alors que d'autres langues comme l'anglais ou l'espagnol font la distinction.
Ayant appris l'espagnol depuis peu je fais encore la faute d'utiliser le verbe "querer", qui donne le célèbre "Te quiero", pour dire que "j'aime ta salade". Quiproquo garanti !