Rester soi-même dans le changement, les dangers du divertissement et d'autres choses
Le Bateleur #10 : Tous les vendredis, des idées pour penser, inventer et se réinventer. 6 minutes de lecture.
Édito : Sauver la planète ET s’occuper de son épanouissement personnel
Cette semaine, big news… Le Bateleur était dans la newsletter de Climax !
Bienvenue à la cinquantaine de nouveaux membres qui nous ont rejoints. Pour vous faire une présentation rapide, Le Bateleur parle de philo, psycho et dév perso… un peu comme Climax parle de climat.
On est détendus du slip, mais on essaie de parler de sujets sérieux, parfois profonds. Je vous encourage à relire le manifeste du projet pour vous mettre dans le bain.
Une belle surprise pour moi donc, qui m’a conduit à cette réflexion…
Quelle place donner à l’écologie, à la lutte contre le changement climatique dans Le Bateleur ?
Autrement dit : comment s’occuper de la question de l’épanouissement individuel sans occulter cette bombe à retardement qui nous concerne tous ?
La réponse est finalement assez simple : les deux problématiques sont intimement liées.
Affronter la crise climatique, c’est repenser notre modèle productif.
Repenser le modèle productif, c’est questionner le modèle de réussite individuelle.
Et repenser ses aspirations individuelles passe nécessairement par une démarche introspective : qu’est-ce qui me rend heureux ? À quoi j’aspire ?
Voilà, je pense que Le Bateleur peut apporter sa (petite) contribution à ce niveau-là :
Être un guide dans ce voyage intérieur de la conscience de soi, chemin que chacun doit mener si l’on veut tous gagner collectivement le défi du changement climatique.
Le tout, en cultivant un esprit ouvert, humaniste… et la passion des gifs.
Let’s dig in!
Kevin
🧘🏻♂️ Wisdom Snack : Reste-t-on soi-même alors que tout change ?
Ou l’histoire du bateau de Thésée qui a donné des sueurs froides aux plus grands philosophes.
Tout commence par une aventure…
Thésée est le héros grec qui a vaincu le Minotaure.
Cette créature, mi-taureau, mi troisième ligne de rugby, se nourrissait d’enfants et semait la terreur en Grèce Antique.
Après un valeureux combat, Thésée rentre victorieux à Athènes sur son navire.
Son bateau devient alors un symbole de fierté pour les Athéniens pendant des décennies. Mais pour le conserver en l’état, il doit subir de nombreuses réparations.
Chaque planche, chaque élément a donc été remplacés au fil du temps. Si bien qu’il ne reste plus aucune pièce d’origine au bout d’un moment.
Et voilà comment la prise de tête le questionnement philosophique a commencé…
Le Bateau de Thésée, est-il toujours le même, alors que plus aucune pièce d’origine n’est encore sur le bateau ?
Voici comment Plutarque, philosophe grec, raconte l’histoire :
Le navire à trente rames sur lequel Thésée s’était embarqué avec les jeunes enfants, et qui le ramena heureusement à Athènes, fut conservé par les Athéniens jusqu’au temps de Démétrius de Phalère.
Ils en ôtaient les pièces de bois, à mesure qu’elles vieillissaient, et ils les remplaçaient par des pièces neuves, solidement enchâssées.
Aussi les philosophes, dans leurs disputes sur la nature des choses qui s’augmentent, citent-ils ce navire comme un exemple de doute, et soutiennent-ils, les uns qu’il reste le même, les autres qu’il ne reste pas le même.
Plutarque - Vies des hommes illustres
La permanence au-delà de la matière
Vous l’aurez compris, le bateau est un prétexte pour aborder une question plus large qui renvoie à la permanence des choses.
L’identité du bateau de Thésée est-elle dépendante de sa composition ? Ou bien le bateau existe-t-il en tant que concept au-delà de sa composition matérielle ?
Autrement formulé…
Changer la matière change-t-il l’identité ou l’identité est-elle conservée hors de la matière ?
Les philosophes ont beaucoup réfléchi à ce sujet
Des philosophes grecs jusqu’à Leibniz, beaucoup se sont posés la question du bateau de Thésée.
Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVIe siècle, pousse la réflexion un cran plus loin. Selon lui, la vraie question à se poser est celle-ci :
Si on avait gardé les planches du bateau abîmé et qu'avec, on en avait reconstruit un autre navire, lequel serait le “vrai” bateau de Thésée ? Peut-on dire qu’il y aurait alors… deux bateaux de Thésée ?
Et vous et moi dans tout ça ?
Vous allez me dire : l’anecdote est sympa pour épater la belle-famille à Noël. Mais en quoi ça me concerne ?
Réponse : nous sommes le bateau.
Puisque que nous sommes composés de matière vivante et changeante constamment (c’est le principe de la division cellulaire qui nous maintient en vie), nous sommes ce bateau qui n’en finit pas d’être réparé.
Une réflexion que l’on retrouve dans… Alice aux Pays des Merveilles, le roman de Lewis Carol.
Lorsqu’Alice s’aventure au Pays des Merveilles après de nombreuses transformations physiques, elle rencontre une chenille.
Alice a grandi puis rapetissé au fil de ses aventures. La chenille est aussi confrontée au changement constant, elle va devenir chrysalide puis papillon.
La question se pose : Alice et la chenille demeurent-ils toujours les mêmes malgré leurs transformations ?
« Qui êtes-vous ? » dit la Chenille.
Ce n’était pas là une manière encourageante d’entamer la conversation. Alice répondit, un peu confuse :
« Je — je le sais à peine moi-même quant à présent. Je sais bien ce que j’étais en me levant ce matin, mais je crois avoir changé plusieurs fois depuis. »
« Qu’entendez-vous par là ? » dit la Chenille d’un ton sévère. « Expliquez-vous. »
« Je crains bien de ne pouvoir pas m’expliquer, » dit Alice, « car, voyez-vous, je ne suis plus moi-même. »
« Je ne vois pas du tout, » répondit la Chenille.
« J’ai bien peur de ne pouvoir pas dire les choses plus clairement » répliqua Alice fort poliment ; « car d’abord je n’y comprends rien moi-même. Grandir et rapetisser si souvent en un seul jour, cela embrouille un peu les idées. »
« Pas du tout, » dit la Chenille.
« Peut-être ne vous en êtes-vous pas encore aperçue, » dit Alice. « Mais quand vous deviendrez chrysalide, car c’est ce qui vous arrivera, sachez-le bien, et ensuite papillon, je crois bien que vous vous sentirez drôle, qu’en dites-vous ? »
Alice au Pays des Merveilles - Lewis Carol (1865)
Question (presque) insoluble
Alors sont-ils toujours les mêmes ou non ?
Cessez de vous torturer le cerveau, il est impossible de répondre à cette question.
En tout cas, si l’on s’en tient au domaine sensible, physique, à la réalité de la matière.
Bizarrement, il est plutôt facile de répondre à cette question en sondant son intuition intérieure. Si on vous demande : “ êtes-vous la même personne que lorsque vous étiez enfant ? ”
Vous avez probablement changé physiquement, mentalement, mais vous allez facilement répondre “oui”. Car le sentiment d’être soi, lui demeure.
Pourtant, physiquement, peu de choses vous relient à la version de vous-même enfant (vos cellules ne sont plus les mêmes.)
La seule chose qui est permanente est ce fruit de l’expérience intime qu’on appelle…. la conscience. Et qui par définition ne peut être partagée et constitue une expérience propre à chacun.
Kant vient de vous envoyer un poke
Cette expérience intime de conscience de soi a été théorisée par le philosophe Emmanuel Kant (ne fuyez pas, promis c’est pas si compliqué).
Kant introduit l’idée du moi transcendantal, une conscience qui unifie l’ensemble de nos expériences du monde que nous pouvons faire à différents âges de la vie.
Et pour lui la preuve ultime de l’existence de ce moi transcendantal, de cette permanence de l’être, c’est notre capacité à dire : “je”.
Ce “je” qui nous accompagne tout au long de la vie est le signe qu’il perdure quelque chose malgré l’écoulement du flot du temps qui emporte tout.
Une illusion nécessaire pour éviter le chaos
Comment continuer à vivre si nous n’étions jamais la ou le même ? Si les choses autour de nous ne faisaient que changer, car la matière dont elles sont composées change ? Tout ne serait que chaos incompréhensible.
C’est donc une forme d’illusion nécessaire que nous entretenons.
Si, dans le flux perpétuel qui emporte tout, rien ne demeurait fixe ni ne gardait éternellement son être, le monde cesserait d’être connaissable et tout se perdrait dans la confusion
Gottlob Frege, Mathématicien allemand
👁️🗨️ Learnings du Bateleur
Le bateau de Thésée soulève un paradoxe : existe-t-il des choses permanentes alors que la matière est en changement constant ? Comment affirmer que nous restons les mêmes alors que nous sommes faits de matière vivante ?
La réponse se situe au niveau de l’idée de la conscience, expérience intime impossible à prouver, mais facile à ressentir.
🙋 Sondage : D’après-vous… le bateau de Thésée est-il toujours le même, malgré ses multiples réparations ?
📜 Quote of zeday : Des dangers du divertissement
Vous avez déjà probablement entendu parler du “Meilleur des mondes” (Brave new world), célèbre roman dystopique écrit par Aldous Huxley en 1932.
Il imagine une société de contrôle total basée sur un système de castes qui hiérarchise les individus en fonction de leur importance dans le système productif.
Les Alpha dirigent pendant que les Delta s’occupent des tâches manuelles. Le tout dans une société qui assure un divertissement constant pour éviter aux gens de trop penser et de se rebeller.
30 ans plus tard (en 1958), Huxley écrit “Retour au meilleur des mondes”, un essai dans lequel il fait une sorte de bilan de ces prédictions dystopiques.
Pour lui, c’est évident : la société consumériste d’après-guerre avance à grands pas vers le futur qu’il a décrit.
… Qu’aurait-il pu écrire sur notre société de 2023 ?
Mais même à Rome, il n'y avait rien de comparable aux distractions permanentes qu'offrent aujourd'hui les journaux et les magazines, la radio, la télévision et le cinéma.
Dans le "Meilleur des mondes", les distractions permanentes les plus fascinantes sont délibérément utilisées comme instruments de politique, dans le but d'empêcher les gens de prêter trop d'attention aux réalités de la situation sociale et politique.
Religion et divertissement sont deux idées distinctes, mais elles se ressemblent parce qu’elles incitent à ne “pas être de ce monde”.
Tous deux sont des distractions et, s'ils sont vécus de manière trop continue, ils peuvent devenir, selon l'expression de Marx, "l'opium du peuple" et donc une menace pour la liberté.
Seuls les vigilants peuvent préserver leurs libertés, et seuls ceux qui sont constamment et intelligemment sur la brèche peuvent espérer se gouverner efficacement par des procédures démocratiques.
Aldous Huxley - Retour au Meilleur des Mondes (1958)
🎒 Dans le sac du Bateleur
🍿 L(oo)ping (Arte Concert) : mi-court-métrage, mi-concert électro, des portraits poétiques mis en musique par l’Orchestre National de Lyon et la musique de Rone.
🎨 Il faut sauver “ Le panier de fraises “ (musée du Louvres) : le grand musée français organise une collecte de dons pour acquérir, et pouvoir conserver, ce tableau de Chardin.
🎧 Tupac X Lo-Fi (YouTube) : vous aimez le rappeur Tupac Shakur ? Vous aimez la Lo-Fi ? Si vous répondez oui à ces 2 questions, vous allez aimer cet accord improbable.
💌 Vous êtes désormais 451 (🫶) à suivre Le Bateleur et ça me fait chaud au cœur ! On essaie d’arriver aux 500 avant Noël ? 🎄 🎅
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Merci Kevin pour cette histoire du bateau de Thésée que je ne connaissais pas.
La matière, la forme, ce que l'on appelle le monde, est en perpétuel changement, a toujours un début et une fin, une limite.
La Conscience qui perçoit et en laquelle tout apparaît est immuable, sans fin, sans limite.
En cela et par analogie, je dirais que la forme du bateau de Thésée change, mais son esprit perdure. 😊
J'ajouterai "Rien n'est plus constant que le changement".
Je découvre le bateau de Thésée grâce à toi Kevin. Et je considère Alice aux pays de merveilles bien différemment maintenant. Me voici nourrie d'une théorie qui va me turlupiner un moment!