Pourquoi les objets nous emprisonnent, Réflexion sur la relativité du mal et d'autres choses
Le Bateleur #5 : Tous les vendredis, des idées pour penser, inventer et se réinventer. 6 minutes de lecture.
Édito : Se lancer dans l’écriture d’une newsletter hebdomadaire, c’est comme…
…vivre un peu la vie de Sisyphe.
Cet homme, qui a su tromper la mort deux fois, condamné par les dieux à pousser une pierre au sommet d'une montagne, d'où elle finit toujours par retomber.
Quand j’envoie ma newsletter chaque vendredi, je revis ce bref moment de répit auquel Sisyphe avait droit. Le basculement de la pierre de l’autre côté de la pente. Un moment de satisfaction insaisissable, qui cède vite la place à la peur du vide.
Il faut gravir une nouvelle fois la montagne, il faut préparer une nouvelle édition.
Albert Camus nous disait : “il faut imaginer Sisyphe heureux”. Je n’avais jamais vraiment compris le sens de sa phrase jusqu’à récemment.
Je crois que Sisyphe trouve un certain plaisir dans sa lutte quotidienne, comme un message envoyé aux dieux. “Vous voyez ? Je suis toujours debout”.
Sa lutte donne un sens à son existence, elle se suffit à elle-même.
C’est un peu ce que j’essaie de faire avec cette newsletter, qu’elle se suffise à elle-même. Ne pas attendre de reconnaissance particulière de tout ça, si ce n’est le plaisir de pousser ma pierre chaque semaine.
Car continuer à pousser sa pierre, sans renoncer, est surtout un défi ultime lancé à l’autorité des dieux, un dernier acte de rébellion.
Il faut imaginer Sisyphe rebelle !
Let’s dig in!
Kevin
🧘🏻 Wisdom snack : Pourquoi les objets peuvent devenir une prison pour l’esprit
… Ou l’histoire du philosophe amoureux de sa vieille robe de chambre.
Avant de devenir un symbole de la philosophie des Lumières, Diderot était plutôt mal connu de ses contemporains, et donc, peu fortuné.
Coup de chance en 1766, l’impératrice Catherine II, grande admiratrice de son travail, décide de racheter une partie de sa bibliothèque.
Avec cet argent, Diderot craque pour une nouvelle robe de chambre rouge écarlate. Il se débarrasse alors de sa vieille robe bleue, confortable et moche, qu’il aimait tant.
Mais qu’est-ce qu’il la regrette !
Dans son essai, Regrets sur ma vieille robe de chambre, Diderot se lamente, non sans une pointe d’humour, sur sa décision.
Il nous met surtout en garde face à l’obsession d’acheter de nouvelles choses…
Pourquoi ne l'avoir pas gardée ? Elle était faite à moi ; j'étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j'étais pittoresque et beau. L'autre, raide, empesée, me mannequine.
Pour l’anecdote, pas mal de théories marketing font référence à cette histoire sous le terme “effet Diderot” qui simplifie souvent cette histoire à une tentative d’explication de la surconsommation.
Mais je trouve ce texte bien plus riche et intéressant.
Possédé par ses possessions
Après avoir fait l’acquisition de sa nouvelle robe rouge, Diderot raconte qu’il s’est senti obligé de revoir toute la disposition de sa chambre, car il n’y avait plus d’harmonie générale.
Diderot investit alors dans une nouvelle chaise, un tapis, des sculptures, une table de cuisine, un miroir…
Sauf qu’il se sent très vite happé dans un cycle d’achats compulsifs et se retrouve prisonnier d’une insatisfaction qui le rend esclave.
Diderot écrit ces mots puissants :
J'étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre ; je suis devenu l'esclave de la nouvelle.
Prisonnier de sa nouvelle image
Ce qui tourmente le plus Diderot derrière cette nouvelle robe de chambre, est la symbolique derrière ce beau tissu rouge flamboyant.
Cette robe est le symbole de son embourgeoisement, un achat qui signale aux autres et à lui-même son nouveau statut social.
Avec sa nouvelle robe rouge, il devient aux yeux de tous un bourgeois, un nanti. Et cette image provoque un conflit intérieur entre l’écrivain travailleur aspirant au succès qu’il était, et le fortuné paresseux qu’il a peur de devenir.
En comparant l’ancienne robe à la nouvelle, il écrit :
Ces longues raies annonçaient le littérateur, l'écrivain, l'homme qui travaille. À présent, j'ai l'air d'un riche fainéant ; on ne sait qui je suis.
Tirons le fil un peu plus loin. On peut penser que cette robe questionne aussi toute sa relation au succès. Car elle est devenue un symbole de sa réussite.
Je renverrais Diderot à la lecture de la seconde édition du Bateleur : Pourquoi il est parfois difficile de profiter de nos plus belles réussites ?
Freud se questionnait sur son sentiment de gêne devant l’Acropole qu’il avait pourtant toujours voulu voir.
Diderot devrait lui-même s’interroger sur sa relation au succès et au concept de dépassement du père symbolique que nous avions évoqué. Mais la psychanalyse n’avait pas encore été inventée…
De l’art de posséder sans être possédé
La morale que je retiens de cette histoire :
Sans prôner l’abandon de toute possession, il faut être conscient que tout objet nous possède un peu.
Et c’est d’autant plus vrai à notre époque où les marques jouent sur les images et les valeurs pour devenir désirables. Elles nous enferment dans une certaine case et, en les portant, nous jouons le rôle qu’elles nous donnent.
Lorsque j’ai un gobelet Starbucks dans les mains, des Airpods dans les oreilles ou les mains sur le volant d’une Tesla, suis-je réellement moi-même ou prisonnier de l’image marketing que renvoie ces produits ?
Il me semble que les grandes marques vendent avant tout un sentiment d’abandon de soi : la capacité de sortir de soi-même, de se créer une nouvelle image, par la consommation. Et cela se traduit forcément par une perte d’identité.
👁️🗨️ Learnings du Bateleur
Il faut savoir retrouver une relation saine avec les objets qui nous entourent. Cela passe par se concentrer sur leur côté fonctionnel. Il faut aussi être conscient que ces produits exercent une influence sur nos comportements et nos identités. Je possède l’objet ou l’objet me possède ?
Les mots de Diderot nous offrent la conclusion idéale : “Mes amis, gardez vos vieux amis. Mes amis, craignez l’atteinte de la richesse. Que mon exemple vous instruise. La pauvreté a ses franchises ; l’opulence a sa gêne.”
📜 Quote of zeday : Le mal, c’est les autres
Personne ne fait jamais rien délibérément pour servir le mal, pour l'amour du mal. Chacun agit pour servir le bien comme il l'entend. Mais chacun l'entend de façons différentes.
Par conséquent, les hommes s'entre-déchirent et se massacrent pour servir le bien.
La raison en reste la même : leur ignorance, leur vision étroite et le profond sommeil dans lesquels ils vivent.
Fragments d’un enseignement inconnu- Pyotr Ouspensky (1949)
🎒 Dans le sac du Bateleur
Suggestions des lecteurs : cette semaine, j’ai envie de mettre à l’honneur quelques recommandations que j’ai reçues suite à ces premières publications.
N’hésitez pas à continuer à me recommander des livres, artistes, podcasts… en répondant directement à cet email, par message Instagram ou en commentaire de cet article. Je les partagerai à la communauté ! ❤️
🎙️ Comment l'inconscient influence nos décisions (podcast Radio France) : Pour comprendre la logique des biais décisionnels. À écouter en complément de l’édition n°1 du Bateleur, l’article sur les sunk costs. - Merci Aomar pour la suggestion !
📚 Être à sa place (Claire Marin) : l’autrice y parle de conquérir les places qui nous sont interdites à cause de notre genre, notre handicap, notre âge, notre origine ethnique ou sociale. À lire en complément de l’édition n°2 du Bateleur, l’article sur Freud à L’Acropole - Merci Saniya pour la suggestion !
🎙️ Ego, does it really exist ? (Alan Watts) : un épisode qui fait écho aux textes d’Alan Watts, philosophe et penseur, que j’ai pas mal cité depuis les débuts du Bateleur - Merci Hana pour la suggestion !
🎧 The Best Indie Psychedelic Rock Playlist : mon apport personnel de la semaine. Tout en flow psychédélique :)
✍🏻 Feedbacks Zone
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J'adore! Passionnant l'effet Diderot
Haha merci pour le coucou ! Keep up the good work