♠️ Le mensonge s'habille en Prada (Je passe le Bac !)
Le Bateleur #75 [Édition gratuite de juin] - Tous les vendredis, des idées pour explorer la connaissance de soi et du monde. En 7 minutes de lecture - Gif et bande son inclus.
Le ventre se noue, la gorge se serre, les doigts triturent nerveusement un vieux stylo Bic.
- Ai-je bien mis mon téléphone en mode avion ?
À côté, votre voisine semble être prête pour un trek de quatre jours en Amazonie : huit stylos de couleur, cinquante mouchoirs aloe vera, une règle Maped métallisée en guise de machette, des biscuits avoine-miel et une gourde de cinq litres.
Il ne lui manque plus qu’un sac de couchage.
La voix de la surveillante, visiblement un peu émue par la solennité du moment, vient interrompre vos rêveries.
- Vous pouvez retourner les sujets !
« La vérité est-elle toujours convaincante ? »
Voilà le sujet de philo sur lequel ont planché certains Lycéens cette année.
Je trouve qu’il y a quand même quelque chose de beau dans l’idée de réfléchir pendant quatre heures sans autre outil que son cerveau et un stylo. Mais, soyons honnêtes, je n’aurais probablement pas écrit ça à 17 ans.
J’ai trouvé le sujet de cette année habile, parce qu’il parle de nous, de notre époque. D’un monde où les faits sont noyés dans des récits séduisants.
Un monde où le mensonge s’habille en Prada, alors que la vérité se contente souvent d’un hoddie confortable un peu trop large.
Dans cette édition, j’ai voulu rejouer l’épreuve de la dissert’ à ma manière.
Quelque chose d’un peu plus vivant, d’un peu plus personnel… Bref, l’épreuve de philo assaisonnée sauce Bateleur !
Let’s dig in! 🫡
Kevin

Merci d’utiliser une encre sombre pour faciliter la correction.
La vérité devrait toujours nous convaincre. En théorie…
Il y a cette idée tenace, presque romantique, selon laquelle la vérité finirait toujours par triompher.
Comme si les faits, une fois posés sur la table, devaient naturellement s’imposer à nous.
Le mythe de la pomme qui tombe de l’arbre et qui viendrait percuter nos esprits endormis… EUREKA !
Le Veritas, gravé en lettres capitales sur le blason de Harvard, sonne comme le vestige d’une époque où la poursuite de la vérité noble, pure, protectrice, était le guide unique des intellectuels.
Le problème, c’est que cette idée du triomphe naturel de la vérité résiste mal à l’épreuve du réel.
Parce que nous ne sommes pas seulement des êtres de logique. Nous sommes faits d’émotions, de pulsions et de peurs.
Nous aimons les belles histoires, et pas seulement les histoires vraies !
Et cette envie ne disparaît pas quand on lit un article bien sourcé sur le réchauffement climatique…
« En ces temps d'imposture universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire ».
George Orwell
Quelques décennies plus tard, cette phrase est encore plus d’actualité.
Comme si Orwell pressentait que ce n’était pas seulement le contenu du vrai qui posait problème, mais sa capacité à faire face à des récits plus puissants, plus simples, plus séducteurs.
Dans un monde saturé d’incertitudes, la vérité est une menace à l’ordre établi.
Parce qu’elle nous force à sortir de notre cocon, à remettre en cause ce qu’on croyait savoir.
Et puis, il faut bien le dire : la vérité est souvent nuancée, complexe, fade.
Elle parle de probabilités, de données brutes, de prudence. Elle hésite, elle nuance.
Alors qu’une bonne fiction distribue les rôles, offre un début, un milieu, une fin. Le coupable est identifié, le mal a un visage, et l’ordre du monde est rétabli.
La vérité, elle, est souvent décevante.
C’est peut-être là, déjà, l’origine du succès des théories du complot et autres fake news : elles offrent une alternative plus excitante et satisfaisante pour résoudre la complexité du réel… que le réel lui-même.
Le mensonge séduit, la vérité mansplain (et nous ennuie)
Il faut l’admettre : le mensonge a de meilleurs agents marketing. Il sait se faire spectaculaire, limpide, exaltant…. désirable !
Le mensonge capte notre attention parce qu’il raconte et structure le chaos en récit convaincant.
Il transforme la confusion en complot, l’accident en intention, le hasard en plan caché.
Et nous, en bons amateurs de dramaturgie, on se laisse prendre au jeu. Parce qu’un monde sans logique, sans cause claire, sans coulisses secrètes… c’est terriblement angoissant (et même un peu ch*ant).
Le mensonge devient un antidote au non-sens existentiel : il désigne un coupable, redonne du contrôle et flatte notre ego.
Le monde retrouve un sens, et moi, j’y gagne une place : celle de la victime lucide.
Les discours populistes avancent comme des films hollywoodiens. Il y a le peuple vertueux, l’élite corrompue et la promesse d’un retournement spectaculaire.
À côté, la vérité ressemble à un article Wikipédia qui s’excuserait presque d’exister.
Elle nous dit, d’une petite voix faiblarde : “désolé, c’est un peu plus compliqué que ça.”
Et déjà, on décroche…
Dans une société saturée d’informations, ce n’est pas le plus vrai qui gagne, mais le plus captivant.
Marshall McLuhan, philosophe canadien des médias, ne croyait pas si bien dire quand il affirmait dans les années 70 « the medium is the message », arguant que le moyen de communication lui-même, et non les messages qu'il véhicule, est le principal vecteur de transformation sociale.
Aujourd’hui, la forme (le rythme / l’émotion / le storytelling) permise par les nouveaux médiums technologiques balayent la nécessité du fond.
Le Veritas gravé sur les bancs d’Harvard a pris du plomb dans l’aile…

Comment réenchanter la vérité sans la trahir ?
Il faudrait se résoudre à ce que le faux l’emporte, à ce que la vérité devienne une niche réservée aux esprits patients ?
Pas forcément…. mais y’a du boulot !
Si la vérité perd du terrain, c’est parce qu’elle s’exprime souvent mal. Trop élitiste, trop technique, trop distante.
Peut-être est-il temps d’arrêter de croire que le vrai doit se suffire à lui-même.
L’enjeu n’est pas de trafiquer le réel, mais de lui redonner une forme qui parle.
Raconter le vrai avec la même exigence que le mensonge, mais sans manipulation. Et certain(e)s y arrivent déjà !
Les vulgarisateurs et vulgarisatrices de talent, les journalistes qui prennent le temps. Les artistes qui traduisent des idées complexes en récits sensibles.
Ils nous montrent que la vérité n’est pas incompatible avec l’émotion, le souffle, la beauté.
Si l’on veut vraiment défendre le vrai, il ne suffit plus d’argumenter. Il faut donner envie.
Envie de comprendre, envie d’ouvrir les yeux, envie de dépasser les discours populaires et simplistes qui servent les intérêts de ceux qui les murmurent.
Voilà le grand défi de notre modernité : réapprendre à rendre le réel désirable, sans l’enrober de mensonge.
Réenchanter le vrai en le racontant avec justesse, intensité et humanité.
On essaie ?
👁️🗨️ Et vous qu’auriez vous répondu ? J'attends vos propositions en commentaire !
Pour aller plus loin :
🎧 "Le médium est le message" : redécouvrir les théories avant-gardistes de Marshall McLuhan (3’ sur France Culture)
📚 La Faiblesse du vrai, Ce que la post-vérité fait à notre monde commun (Myriam Revault d'Allonnes, 2018)
🤔 Connaissez-vous l’investissement locatif défiscalisé ?
…Et non, je déconne.
Le Bateleur est une newsletter 100 % indépendante, nourrie par la curiosité, quelques litres de café, et… par les abonnements de ses lecteurs les plus généreux (qui sont bientôt 60 à avoir franchi le pas). ❤️ ❤️
C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi, ce soutien veut dire beaucoup !
💌 Pour recevoir une édition chaque semaine (et m’aider à éviter de vendre des formations en dropshipping), passez à la formule payante juste ici :
La formule annuelle vous revient à un peu plus de 3€/mois, c’est même pas le prix d’un café sur les Champs Elysées. ☕
🎧 Crushed Velvet • Molly Lewis
Merci de m’avoir accordé un peu de votre temps de cerveau disponible.
On se retrouve la semaine prochaine pour les abonnés payants ! Pour tous les autres, la prochaine newsletter gratuite sera en juillet !
À très vite -
Kevin
Si vous voulez continuer à me soutenir :
❤️ Partagez cette édition par e-mail, SMS, pigeon voyageur… ou partagez la page d’inscription du Bateleur. Vous pouvez transférer le mail ou simplement copier coller le lien de l’édition.
Suivez-moi sur LinkedIn ou Notes. La meilleure manière de m’aider à diffuser Le Bateleur et de liker ou commenter mes posts.
✍🏻 Un feedback à me faire ? Une question à poser ? Vous pouvez répondre directement à cet e-mail.
Que cette édition me parle! Comme tu devais t'en douter me voici à commenter car mon activité de vulgarisatrice scientifique me confronte quotidiennement au dilemme de la vérité versus l'attractivité.
J'espère y parvenir à chaque article. En tous les cas je ne clique jamais sur "publier" si je n'ai pas la certitude que mes propos sont restés justes une fois passés dans le filtre de la vulgarisation.
PS : cette épreuve de philo au BAC me traumatise encore, 30 ans après, alors que maintenant j'apprécie de lire des ouvrages de philo. On devrait passer cet examen à l'âge adulte en fait !
Défi accepté avec la lourde tâche de porter l'inconfort de la pensée Vs le confort de l'opinion.