♠️ Comment l’optimisation tue le style (et l’humain avec)
Le Bateleur #82 (Le meilleur de l'été n°2) - Tous les vendredis, l'as de ♠ qui pique ton cœur et ton esprit. En 7 minutes de lecture - Gif et bande son inclus.
C'est déjà l’édition #2 de l’été du Bateleur !
Cette missive numérique initialement publiée le 11 avril (oui, j’ai enfin décidé d’éradiquer tous les mots anglais de mon vocabulaire) nous parle de fin du monde, de basketball, de Schwarzenegger sur une moto et de tout un tas d’autres choses intéressantes.
Après relecture, je l’ai rafraichie de nouvelles idées qui me semblaient pertinentes, même si je m’étais juré de ne pas écrire une ligne pendant mes vacances (j’ai pas pu résister !).
Et n’oubliez pas la nouvelle : dès le mois de septembre, le Bateleur repasse en hebdo 100 % gratuit !
Bonne lecture et, si ça vous plaît, partagez l’édition à vos proches 🌞
La littérature et le cinéma aiment les fins spectaculaires.
Des fins du monde à grand spectacle, où l’humanité s’éteint dans un sursaut de panache. Un dernier baroud d’honneur, au milieu des flammes, des zombies et des comètes.
On y retrouve un vieux rêve secret : revenir à un certain ordre archaïque, où l’individu se révèle dans l’urgence, la survie, l’héroïsme. Une apocalypse à visage humain.
Mais il y a un autre scénario moins glorieux… une fin lente et silencieuse, sans éclat.
Pas de menaces externes, pas d’ennemis venus de l’espace. Non, juste nous, seuls dans l’univers, à siroter un thé tiède sur un canapé IKEA couleur crème, pendant que tourne, en fond, le Spotify Wrap de l’an 2250.
L’humanité qui s’éteint sans panache, sans témoin, sans cri, sans relief. Voilà peut-être ce qu’il nous faudrait craindre le plus.
Pas un effondrement brutal, mais un étouffement progressif de ce qui fait notre singularité. Une humanité peu à peu engloutie par l’optimisation généralisée, celle qui, au nom de l’efficacité, efface tout ce qui dépasse, ce qui sort de la norme.
Car, dans un monde sans aspérité, sans génie, sans folie, que reste-t-il de l’humain ?
Dans Le Désert des Tartares, Giovanni Drogo attend toute sa vie un ennemi qui ne viendra jamais. Un ennemi qui devait enfin révéler sa grandeur.
Et si le nôtre ne venait jamais non plus ? Et si la menace, c’était justement l’absence de menace ? Le confort tiède d’un renoncement généralisé, où chaque tâche est confiée, sans bruit, à des intelligences non-humaines.
Un monde qui nous endort et qui ne réclame aucune révolution.
Aujourd’hui, je vous propose un voyage au cœur de cette uniformisation annoncée, et les moyens d’y résister.
Ready ?
Let’s dig in! 🫡
Kevin
Ce que le basket nous apprend sur les dangers de l’optimisation
Bon… on va parler basket !
Drôle d’entrée en matière pour évoquer la fin de l’humanité. Mais promis, vous allez comprendre.
La NBA, la ligue de basket américaine, est en crise.
Les fans désertent les matchs et les audiences télé ont chuté de 28 % en un an.
La raison de ce désamour est assez simple et symptomatique de ce qui nous menace collectivement. Le jeu est devenu… ennuyeux !
Pourtant, le niveau est plus élevé que jamais. Les joueurs sont mieux entraînés, les stats plus poussées, les équipes plus efficaces. Alors pourquoi cette lassitude ?
La réponse tient en un concept : la sur-optimisation des performances.
Depuis une dizaine d’années, les clubs ont tous embrassé la même stratégie : le tir à 3 points.
À l’aide de modélisations statistiques avancées et d’analyses vidéo, tous sont arrivés à la même conclusion. Si tirer à 3 points rapporte plus que tirer à 2… alors tirons tous à 3 points, tout le temps.
Le problème, c’est que le jeu a complètement changé de visage et les matchs ressemblent à des concours de shoots à longue distance. Les actions proches de la raquette, celles qui font le panache de ce sport, comme les dunks, sont progressivement abandonnées.
En une minute de jeu, il peut y avoir 7 tentatives derrière l’arc. La plupart des équipes tentent désormais plus de 100 tirs à 3 points dans le même match et les possessions se ressemblent toutes.
Résultats : les styles de jeu sont stéréotypés et les matchs… beaucoup plus boring !

Les données dictent la stratégie, les coachs n’ont plus vraiment le choix. Il FAUT suivre la logique dominante au risque de se faire remercier par manque de résultat.
C’est un cas d’école de la théorie des jeux : chaque acteur agit de manière rationnelle pour maximiser ses chances… et le système, lui, devient de moins en moins intéressant pour tout le monde.
L’optimisation collective produit un appauvrissement global. Tout le monde y perd. Personne ne peut s’échapper du modèle dominant, même si tout le monde souhaiterait un jeu plus vivant, plus varié, plus humain.
Le problème est si profond que la NBA réfléchit désormais à modifier les règles : reculer la ligne des 3 points, supprimer les coins…
Si ça vous intéresse de creuser le sujet, je vous conseille cette vidéo 👇🏻 (pas seulement pour les passionnés de sport).
Le monde devient tout gris… et tout chiant
Ce que vit la NBA, d’autres mondes le vivent aussi.
Partout, la recherche d’optimisation lisse les différences. Une uniformisation, lente mais profonde qui ressemble à s’y méprendre… au bain tiède apocalyptique.
Design, architecture, musique, écriture : tout commence à se ressembler par excès d’optimisation.
Et ce n’est pas qu’une façon de parler, le monde devient littéralement gris.
Une étude récente, menée à l’aide d’un algorithme d’analyse visuelle, a passé au crible des milliers d’objets créés entre les années 1800 et aujourd’hui.
Il y a deux siècles, les objets affichaient une grande diversité de couleurs. Les tons noir, blanc ou gris ne représentaient qu’environ 15 % de l’ensemble. Aujourd’hui, ces mêmes teintes dominent à 60 %.
En clair : les couleurs disparaissent de notre quotidien.

L’exemple le plus frappant est peut être celui de… la voiture. 70 % des modèles neufs sont désormais noirs, blancs ou gris.
On pourrait aussi parler de la musique. Elle aussi, lentement, perd ses couleurs.
Sur Spotify, l’algorithme ne vous propose pas ce que vous aimez. Il vous propose ce que vous êtes susceptible d’écouter… sans trop y prêter attention.
C’est la logique du lean back : des playlists d’ambiance, pour se concentrer, s’endormir ou “rester focus”. De la musique d’accompagnement, inoffensive, interchangeable.
Et derrière ces morceaux, de plus en plus souvent… personne. Juste des compositeurs fictifs, générés par des IA, pour produire à la chaîne des sons calibrés pour ne surtout rien déranger.
Autrement dit : la fadeur est devenue fonctionnelle. Juste un flux sonore gris, continu et sans aspérités.
Le monde ne devient pas seulement silencieux, il devient amusical, dans le sens où plus rien ne vient troubler l’écoute. Plus rien ne vient nous réveiller.
Pourquoi ce virage vers la fadeur ?
Parce que dans un monde piloté par les données, tout finit par se standardiser.
Les études de marché, les analyses marketing cherchent ce qui plaît en moyenne. Et ce que nous aimons, individuellement, finit par se lisser.
On parle de régression vers la moyenne : nos goûts se fondent dans la norme, nos envies s’alignent sur les statistiques.
Les anglophones ont cette belle expression : beauty is in the eye of the beholder, la beauté est dans l’œil de celui qui regarde.
Mais quand c’est un algorithme qui regarde pour nous, elle devient… standard.
Et c’est là le vrai drame silencieux : l’optimisation à outrance rend le monde plus uniforme.
Elle supprime les décalages, les fulgurances, les couleurs vives. Elle rend tout acceptable, fonctionnel, jamais dérangeant. Mais aussi… jamais inoubliable.
Attention, c’est très tiède !
Dans le fonctionnement des large language models de type ChatGPT, ceux qu’on appelle communément aujourd’hui “les Zias”, il existe un paramètre, presque poétique, qui vient traduire la probabilité du prochain mot : la température.
C’est lui qui détermine le degré d’imprévisibilité du texte généré.
Plus la température est basse, plus l’IA choisit les mots les plus probables, les plus sûrs, ceux qui reviennent le plus souvent dans son modèle. Avec un discours fluide, correct, mais sans aspérité. Bref, c’est un texte littéralement… tiède.
À l’inverse, une température plus élevée injecte du désordre : des phrases inattendues, des détours bizarres, des images qui déraillent. Parfois, c’est surprenant dans le bon sens, parfois ça semble complètement hors-sujet.
Toute la qualité des modèles dépend de la gestion de la température des mots en fonction du contexte et de la demande de l’utilisateur.
Style poétique ? Demande originale ? Post LinkedIn qui doit ramener du like ?
Ce simple paramètre raconte déjà une partie de notre époque.
Il me semble que nous avons collectivement baissé la température. Dans les mots, dans les idées, on préfère les productions prévisibles aux élans mal assurés par peur du faux pas.
Le choix d’un monde à température basse est un monde où plus rien ne bouscule, ne déplace, ne bouleverse. Un monde qui parle juste, mais qui ne dit plus rien, ou le pratique et l’utile ont conquis tous les recoins de nos libertés.
Un monde où le meuble KALLAX d’IKEA a pris sa place dans toutes les habitations de France et de Navarre, y compris chez moi.
Ah oui, c’est pratique. Mais p****, on en peut plus de le voir partout !
Kevin, mets des paillettes dans nos vies !
Alors qu’est-ce qu’on peut faire ?
Je crois qu’on a une responsabilité collective à préserver ce qui dépasse, ce qui n’entre pas dans les cases, ce qui échappe aux moyennes.
Cultiver le bizarre, aimer ce qui est trop intense, trop étrange, trop coloré.
Créer sans viser l’optimisation à tout prix, laisser place à l’accident, à l’excessif, à l’intense.
Parce que c’est là, dans ces écarts non parfaits, que se nichent souvent la beauté vraie, les émotions brutes et les idées nouvelles.
Si l’algorithme cherche la moyenne, c’est à nous de cultiver l’exception !
👁️🗨️ Et vous, qu'en pensez-vous ? Les commentaires sont ouverts.
🎒 Dans le sac du Bateleur
En ce moment :
🎧 J’écoute Orville Peck - Dead of Night
📚 Je lis L'Art de la joie de Goliarda Sapienza - merci Elise pour la reco.
🍿 Je regarde Adolescence sur Netflix - ah, les séries britanniques…❤️
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À très vite !
Kevin
Très bonne analyse de la tendance actuelle. En tant que passionné de NBA je confirme la crise du jeu liée aux 3 pts. Pour le reste, en effet les IA et la globalisation (uniformisation) risquent de nous diriger vers une soupe bien tiède. Alors comme tu le dis, cultivons nos bizarreries !