La vraie matrice, désillusion romantique et d'autres choses
Le Bateleur #23 - Tous les vendredis, des idées pour penser, inventer et se réinventer.
Édito : Claque intellectuelle
Comment sélectionner un sujet qui mérite d’être partagé ?
Étudier l’organisation judiciaire des pays de l’ancien bloc soviétique est passionnant. Comprendre la sociologie des foules est passionnant.
Pour un esprit curieux, tout peut être intéressant. Mais la technicité peut aussi vite pousser à l’ennui.
Un des critères qui me permet de sélectionner un sujet : la secousse cérébrale qu’il engendre dans mes pensées.
Ce sentiment d’avoir un avant/après lecture, quand je repense à une idée pendant des jours… J’appelle ça une claque intellectuelle.
C’est un peu ce qui s’est passé cette semaine. Un thread (un peu nul) sur les dessous du film Matrix m’a donné envie d’approfondir la philosophie de Jean Baudrillard, philosophe, sociologue, poète un peu inclassable de la fin du XXe.
J’espère que, vous aussi, vous aurez droit à ce frisson intellectuel. Peut-être qu’il vous donnera même envie de continuer à explorer ses idées (c’est le but).
Let’s dig in!
Kevin
🛫 Long courrier : Bienvenue dans la (vraie) matrice
… Ou pourquoi la philosophie de Jean Baudrillard, qui a grandement inspiré le film Matrix, mérite une relecture en 2024.
On parle français dans la Matrice
Matrix est le film de pop-culture référence quand on parle de simulation.
Un bref rappel du scénario pour les non-fans : Neo, programmeur informatique, découvre que la réalité est en fait une simulation virtuelle créée par des machines pour contrôler l'humanité. Il rejoint un groupe de rebelles pour combattre ces machines et libérer les humains de cette illusion.
Les sœurs Wachowski, qui ont réalisé le film, se sont inspirées d’un livre (qui d’ailleurs apparaît brièvement à l’écran dans cette scène) : Simulacres et Simulations, écrit par le philosophe français Jean Baudrillard en 1981.
Filiation à sens unique
En réalité, Baudrillard a carrément rejeté cet héritage, car il trouve les idées de Matrix trop simplistes.
Dans une compilation de ses entretiens sobrement intitulée Baudrillard décode Matrix (qui aurait pu s’appeler Baudrillard dégomme Matrix), il déclare :
Le dispositif (…) ne suscite pas vraiment le trouble. Ou les personnages sont dans la Matrice, c’est-à-dire dans la numérisation des choses. Ou ils sont radicalement en dehors, en l’occurrence à Zion, la cité des résistants.
Or ce qui serait intéressant, c’est de montrer ce qui se passe à la jointure des deux mondes.
Jean Baudrillard
Et il ajoute : “Matrix, c'est un peu le film sur la Matrice qu'aurait pu fabriquer la Matrice”.
Boom.
La vraie matrice est bien plus trompeuse
Alors de quelle matrice Baudrillard nous parle ?
Celle qui domine la réalité dans ce qu’il appelle le post-modernisme (notre époque).
Pour lui, il n’y a plus de frontière nette que l’on peut franchir pour revenir à la réalité comme dans Matrix. La simulation a triomphé sur le monde réel et l’efface progressivement.
Cette simulation se matérialise par les signes, les symboles… ce qu’on appelle les marques dans le capitalisme (mais pas seulement).
La preuve de la victoire de cette simulation, de la victoire des signes et des symboles sur la réalité, réside dans notre manière de consommer.
La marque est plus importante que le produit qu’elle vend ou le service qu’elle nous rend (ce qui constitue le réel). Nous consommons des marques et pas des produits. Nous consommons des symboles et pas du réel.
Starbucks est un bon exemple. Ce n’est plus un café que l’on vient consommer, mais la marque, le signe. La matière première (le café, qui n’est pas bon) est devenu anecdotique. Le réel est devenu anecdotique.
On pourrait dire la même chose des marques de luxe qui vendent des produits hors de prix fabriqués par des sous-traitants (coucou LVMH).
La qualité, le réel n’a plus d’importance : seule l’image et le symbole comptent. C’est le triomphe du symbole, le triomphe de la simulation. Et ces symboles n’ont plus besoin du réel pour créer du désir dans nos esprits.
« Pour devenir objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe, c’est-à-dire extérieur de quelque façon à une relation qu’il ne fait plus que signifier. […] Il est consommé – non jamais dans sa matérialité, mais dans sa différence […] La relation n’est plus vécue : elle s’abstrait et s’abolit dans un objet-signe où elle se consomme.
Jean Baudrillard
D’autres indices de la victoire des signes
Je me suis creusé la cervelle cette semaine pour trouver d’autres traces de cette victoire de la simulation dont parle Baudrillard.
Et l’exemple le plus parlant que j’ai trouvé, c’est le like ou plutôt le symbole du like, ce fameux 👍 .
Au départ, ce symbole est censé représenter l’appréciation, la reconnaissance d’un sujet intéressant. Une approbation. Et, dans les premières années des réseaux sociaux, on pouvait voir un lien assez fort entre ce symbole et la réalité qu’il représente. Entre le like et l’appréciation réelle.
Mais progressivement, le fait de liker a perdu sa signification réelle. On ne cherche plus à offrir de la reconnaissance, mais juste à faire augmenter un compteur. On cherche du like, pour du like.
La simulation de l’appréciation (le like) remplace peu à peu les émotions réelles qu’il est censé représenter. Le like se suffit à lui même, il se coupe du réel et se vide de sens.
Le désert du réel
Pour appuyer sa démonstration, Baudrillard s’appuie sur une histoire racontée par Jorge Luis Borges, écrivain argentin.
Dans sa nouvelle "De la rigueur de la science”, Borges parle d'un cartographe qui a réalisé une carte si détaillée qu'elle recouvre tout le territoire qu'elle représente. À tel point que la carte et le le territoire sont confondus.
C’est ce que Baudrillard appelle l’hyper réel ou la réalité intégrale, quand la simulation a recouvert totalement le réel.
Il ne reste de la réalité réelle (le monde des émotions, du corps dans l’espace) que des petites traces ici et là. C’est ce qu’il désigne par le désert du réel.
Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C’est désormais la carte qui précède le territoire (…) c’est elle qui engendre le territoire et s’il fallait reprendre la fable de Borges, c’est aujourd’hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l’étendue de la carte.
C’est le réel, et non la carte, dont les vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l’Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même.
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