Comment sortir du piège du panoptique ?
Le Bateleur #45 - Tous les vendredis, des idées pour explorer la connaissance de soi et du monde. En 7 minutes de lecture - Gif et bande son inclus.
Ou l’art de court-circuiter le contrôle qui s’exerce en nous-même, par nous-même.
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Let’s dig in!
Le pano quoi ?
En avril 1783, treize colonies américaines déclarent leur indépendance, marquant ainsi la naissance des États-Unis. Un véritable camouflet pour l’Angleterre qui se retrouve privées de ses plus prospères colonies.
En plus de l’humiliation à gérer (merci les frenchies), la couronne anglaise est confrontée à un problème beaucoup plus pratico-pratique : que faire de tous ces prisonniers qu’on ne peut plus envoyer au bagne à l’autre bout du monde ?
C’est là que Jeremy Bentham, philosophe et juriste anglais, est chargé d’imaginer de nouvelles prisons pour s’occuper de leur cas.
On ne veut plus seulement que les prisons punissent, mais qu’elles entament une refonte morale de l’individu.
Pour la première fois, on introduit une logique de réintégration à long terme dans la société.
Bentham imagine alors une forme de prison en cercle dans laquelle le gardien, placé au centre, pourrait voir les moindres gestes de chaque prisonnier sans être vu en retour.
On appelle ça un panoptique, et concrètement ça ressemble à ça :
Comme la lumière entre par les cellules, le surveillant aperçoit les ombres des prisonniers, mais eux ne le voient pas. Le sentiment d’être toujours observés les incite à se tenir à carreau.
Dans une structure panoptique, le contrôle s’exerce à trois niveaux :
du gardien vers le prisonnier, vous l’avez compris.
de prisonniers à prisonniers, car l’organisation en cercle permet à chacun d’observer ses voisins en face. Tout le monde se surveille.
du prisonnier sur lui-même, car la possibilité d’être vu à chaque instant par une autorité supérieure plane dans sa tête.
C’est ce dernier point qui est particulièrement intéressant et que je vais creuser aujourd’hui.
Avec cette approche, Bentham veut que les détenus ne pensent plus à faire le mal, mais qu’ils aient intégré en eux-mêmes la possibilité du contrôle permanent.
En bref, ne plus avoir un gardien de prison qui contrôle, mais faire pousser en chacun d’eux ce gardien de tous les instants.
Bien sûr, on est bien loin de se soucier de la question du bien-être carcéral et des comportements paranoïaques développés par les détenus suite à ces expériences.
Applications modernes du panoptique
Quelques centaines d’années plus tard, le philosophe français Michel Foucault écrit Surveiller et Punir (1971), ouvrage qui s’appuie notamment sur les travaux de Bentham pour prédire la naissance de la société de surveillance.
L’effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir.
Michel Foucault - Surveiller et Punir
Il analyse la notion de rapport de pouvoir qu’on ingère en soi-même et le mécanisme par lequel on « devient le principe de son propre assujettissement.»
Bref, la manière dont on absorbe les normes dans son corps et son esprit.
L’aboutissement de l’intégration totale fait naître une société dans laquelle la loi qui n’a plus besoin d’être exercée par une figure d’autorité, mais elle s’auto-entretient et s’auto-exerce… le rêve de toute dictature !
Au-delà des idées de Foucault, le panoptique de Bentham a inspiré (consciemment ou pas ?) certaines formes d’organisation et de contrôles modernes.
Voici ce qui me vient à l’esprit :
La vidéo-surveillance : chacun en fera l'expérience face à une caméra, dès qu'on entre dans son champ de vision, on ajuste sa posture, devient plus docile, et adopte une démarche différente. Peu importe finalement que la machine enregistre ou pas, le simple fait que l’œil observe suffit à imposer l'ordre.
On pourrait décliner l’analyse à la présence du smartphone. Il suffit de voir nos têtes qui changent dès qu’on pense être pris en photo ou filmé - et je parle pas que de celles et ceux qui font des 🦆 faces.
L’open space : et si on supprimait toutes les cloisons pour sacraliser la fin de la hiérarchie ? Sur le papier, c’est l’idée.
Mais cette forme d’organisation de l’espace induit une nouvelle forme de contrôle plus pernicieuse : le contrôle vertical (qui s’exprime par la hiérarchie) est remplacé par le contrôle horizontal, le contrôle exercé entre employés. Difficile de flâner quand mon écran est potentiellement à la vue de tous n’est-ce pas ?
Nb : lire Le Bateleur est considéré comme une raison légitime de mettre en pause son travail. Avertissez vos collègues autour de vous.
La ville : j’ai envie de vous partager ici l’extrait d’un film My Dinner with André sorti en 1981 et réalisé par le français Louis Malle. Dans ce passage que j’ai traduit, le personnage imagine les villes comme des prisons panoptiques dans lesquelles nous jouons tous le rôle de prisonnier et de gardien dans un état de dédoublement de la personnalité.
C’est à la fois complètement fou et très juste pour illustrer l’idée du panoptique moderne (extrait vidéo en VO juste en dessous).
- Vous savez comment beaucoup de New-Yorkais n'arrêtent pas de dire qu'ils veulent partir mais ne le font jamais ? Pourquoi pensez-vous qu'ils ne partent pas ?
- Je pense que New York est un nouveau modèle de prison où l’édifice a été construit par les détenus eux-mêmes. Les détenus sont les gardiens et ils sont fiers de ce qu'ils ont construit, ils ont construit leur propre prison et donc ils existent dans un état de schizophrénie où ils sont à la fois gardiens et prisonniers et par conséquent, ils n'ont plus la capacité de quitter la prison qu'ils ont construite ou même de la voir comme une prison.
My Dinner with André - Louis Malle (1981)
D’où vient cette forme d’auto-contrôle ?
On l’a vu donc, dans l’idée du panoptique, le contrôle vient de l’extérieur d’abord, puis est ingéré et s’exerce de manière autonome du sujet vers lui-même, ensuite.
Je trouve qu’il y a un fort écho avec le concept du surmoi Freudien.
Freud décompose l’appareil psychique en trois grands organes que je vais hyper simplifier ici.
Le ça : l’inconscient, siège des désirs cachés.
Le sur-moi : le censeur, celui qui représente l’ordre et la morale.
Le moi : le centre de l’action qui contrôle les actes volontaires.
Le sur-moi est donc ce grand gardien à l’intérieur de nous-même qui a intériorisé par l’éducation, les influences parentales, culturelles et sociales, les règles et les normes sociales.
Bref, on est, à mon sens, très proche de l’expression de l’auto-contrôle induite par le panoptique de Bentham et Foucault.
Symboliquement, le panoptique est aussi le poids de la pensée de l’autre, son avis et son opinion sur mes agissements et ma conduite, ainsi que mon propre exercice auto-critique.
Ce mardi, je vous partageais cette réflexion sur Notes qui m’a poussé à faire cet article. Je trouve que c’est un bon exemple d’internalisation du contrôle dans ma relation au travail.
En clair : je me surprends à rester dans mon espace de travail à tout prix pendant les heures conventionnelles de bureau, alors qu’il n’y a plus de gardien et que la porte de la cellule est ouverte, si vous suivez la métaphore.
C’est le fruit de trente années (et un peu plus, mais on compte pas !) d’internalisation des bonnes conduites scolaires et de jeune travailleur.
Rien ne m’empêche de sortir prendre l’air quelques heures, ça rend même plus productif paraît-il. Mais il faut faire face au regard de l’autre et à son son propre juge interne, affronter le gardien de prison qui a poussé en soi…
Comment sortir du panoptique ?
Déjà, il faut lui reconnaître une certaine utilité sociale.
Sans contrôle interne, sans surmoi, chacun d’entre nous serait condamné à faire subir à ses congénères ses désirs les plus fous dans une forme d’anarchie totale qui ferait régner la loi du pus fort.
Néanmoins, ce contrôle permanent, qu’il soit exercé par autrui ou par soi-même, peut mener à une forme d’aliénation surtout quand il est excessif.
Je me suis interrogé sur les possibilités qu’il nous reste d’échapper à cette surveillance, ou du moins la contourner.
Piste n°1 : Déjouer le contrôle par l’opacité
C'est ici que la notion de résistance entre en jeu.
Pour sortir du panoptique, il ne s’agit pas forcément de s’y opposer frontalement, mais plutôt de trouver des failles, des interstices où l’on peut regagner une forme de liberté d’action, d’expression, voire de pensée.
Dans la société moderne, il est de plus en plus difficile d’échapper au regard extérieur, qu’il soit celui d’une hiérarchie professionnelle ou d’une surveillance technologique omniprésente.
Face à cette transparence imposée, la stratégie de l’opacité peut être une réponse.
En d’autres termes, refuser d’être totalement transparent, c’est regagner une part de contrôle sur soi-même.
Par exemple, dans le milieu professionnel, certains adoptent des comportements qui leur permettent de préserver des zones d’autonomie : désactiver leur statut "en ligne" sur les chats, ne pas répondre aux messages en dehors des heures de travail...
Dans ce type d’actions, on refuse la logique du panoptique.
On ne fuit pas forcément le regard de l’autre, mais on crée des espaces où ce regard ne peut plus pénétrer, des zones d’ombre volontairement maintenues pour préserver une certaine souveraineté personnelle.
Et ça me semble primordial aujourd’hui.
Piste n°2 : Reprendre contact avec ses propres désirs
Enfin, la sortie du panoptique passe peut-être par rétablir une relation plus authentique avec ses désirs.
Comme le surmoi freudien, le panoptique nous empêche de céder à nos pulsions, à nos envies les plus profondes, car il incarne cette voix extérieure qui dit "tu dois".
Mais au lieu de tenter de briser cet interdit, il s’agit plutôt de le conscientiser et de comprendre pourquoi il s’exerce sur nous.
La psychothérapie et la méditation sont deux leviers qui me semblent importants pour arriver à déceler quels désirs sont véritablement les nôtres et lesquels sont issus de ce contrôle internalisé.
Il s’agit de se demander : est-ce que cette décision vient de moi ou est-ce que je la prends parce que j’ai peur du regard des autres ? Suis-je vraiment maître de mon désir ?
Il me semble que cette prise de conscience est le premier pas vers une forme de libération du panoptique.
Ainsi, la clé n’est peut-être pas de fuir le panoptique à tout prix, mais plutôt d’apprendre à jongler avec ses contraintes.
Reconnaître quand il est utile et quand il devient oppressif, et se donner les moyens de décider à quel moment on choisit de le laisser entrer dans notre vie.
💭 Et vous qu’en pensez-vous ? Vous connaissiez cette notion de panoptique ? Vous avez d’autres exemples modernes de son application ?
💭 J’aimerais votre avis !
J’ai volontairement pas fait d’édito dans cette édition.
Que pensez-vous de cette idée de rentrer directement dans le sujet sans édito pour que la lecture soit plus fluide ?
🎧 Dj Mehdi • Signatune
Pour être honnête, j’ignorais que DJ Mehdi était derrière la majorité des sons qui m’ont fait vibrer depuis ma naissance.
Si vous aimez la musique, et la vie en général, vous ne pouvez pas passer à côté de ce doc Arte en 6 épisodes qui retrace son parcours.
Une leçon de talent pur et d’humilité.
Bonne écoute et à vendredi prochain ! 💌
Quelle édition de dingue Kevin! Tu as bien fait d'aller faire du vélo😉.
Blague à part, je vis des conflits intérieurs similaires aux tiens lorsque "j'ose" faire une pause pour prendre l'air 5 minutes.